Par quelle incongruité Marine Le Pen est-elle devenue l'arbitre des élégances dans le choix du Premier ministre ? Par quel accident de l'Histoire, la fille de Jean-Marie Le Pen a-t-elle obtenu le pouvoir de lever ou baisser le pouce pour faire ou défaire la nomination d'untel ou untel ? Cette quête du nouveau locataire de Matignon était-elle devenue à ce point folle que la candidate du parti d'extrême droite et ses proches délivraient désormais publiquement des brevets de compatibilité.

Xavier Bertrand ? C'était, à leurs yeux, un affront majeur (l'ancien ministre de Chirac et de Sarkozy a battu deux fois le RN dans les Hauts-de-France). Et cette farouche hostilité est finalement devenue un « paramètre très fort » aux yeux d'Emmanuel Macron lui-même, confirment ses proches. « La question était de savoir qui était en mesure à droite de ne pas finir avec une fatwa du RN », glisse-t-on.

À LIRE AUSSI Budget, dette, déficits… La feuille de route de Michel Barnier à Matignon Exit donc Xavier Bertrand, retiré de la course pour Matignon, jeudi en fin de journée, car trop irritant pour le parti à la flamme. Le maire de Cannes, David Lisnard ? Comestible. L'ancien commissaire européen Michel Barnier ? Il faut voir, même si « ça ne fait rêver personne », a tempéré Sébastien Chenu, jeudi matin sur BFMTV. Ouvrant donc la voie à ce qu'il n'y ait pas de veto ni de censure immédiate. Et dégageant de facto la piste de la rue de Varenne pour l'ex-négociateur en chef du Brexit, dans la toute dernière ligne droite. Ce qui n'a pas tardé à faire réagir l'opposition de gauche. Le RN a « donné une forme de quitus » à la nomination de Barnier, a dénoncé l'ex-président François Hollande.

« Barnier est nommé et arrive à Matignon avec l'étiquette “RN-compatible”. C'est terrible pour lui. Car dès que Le Pen décide de baisser le pouce, ce sera fini. Macron est désormais tenu par le RN, alors que c'est le front républicain qui a présidé à l'élection de cette nouvelle assemblée », se désespère-t-on au sommet de l'État. « On a fait tout ça pour finalement se retrouver à devoir donner des gages à Le Pen », hallucine un ministre démissionnaire.
Droit de veto

Car quels étaient, pour rappel, les deux messages des Français aux législatives ? Ils en veulent, d'abord, au chef de l'État, dont le camp a été réduit à la mode Jivaro dans l'hémicycle. Il n'est qu'à voir ce sondage Ipsos édifiant publié ces derniers jours montrant que 51 % souhaitent son départ. Second message, plus net encore : à la date du 7 juillet – ce n'est pas si vieux –, il existait une majorité dans le pays pour dire un non ferme et net à Marine Le Pen et Jordan Bardella. Lui accorder deux mois plus tard un droit de veto dans la désignation du nouveau Premier ministre revient dès lors à s'asseoir sur le front républicain.

« La réalité, c'est que la faute est imputable à la gauche. On était prêt à prendre Bernard Cazeneuve mais le Parti socialiste était incapable de s'engager à ne pas censurer. Voilà pourquoi on se retrouve avec un Premier ministre de droite. La coalition de Michel Barnier sera à la fin plus large que celle du Nouveau Front populaire, ce qui nous donne quelques arguments », indique un ministre démissionnaire, soucieux d'inverser le narratif pour préserver le chef de l'État.

À LIRE AUSSI Au Rassemblement national, la tentation du « ni gauche ni gauche » Fut un temps, pas si ancien, où Emmanuel Macron considérait encore que le RN ne faisait pas partie de l'arc républicain… tout en conviant Jordan Bardella aux rencontres dites de Saint-Denis. Incohérence et confusion. Ostraciser un parti qui a récolté avec ses alliés 10,6 millions de voix au premier tour des législatives serait une lourde faute démocratique – on parle bien peu à ces électeurs ces jours-ci –, mais donner au RN un droit de vie et de mort sur le futur gouvernement est une pure folie.

Certes, objecteront les comptables de la République, calculette à la main, avec 126 députés (sans compter les 16 élus de son allié Éric Ciotti), Marine Le Pen dispose de troupes conséquentes pour envoyer dans le décor un gouvernement qui ne lui conviendrait pas, pour peu que les 193 députés du Nouveau Front populaire la suivent. Mais il n'était pas interdit d'être un peu habile. Depuis plus de cinquante jours, l'on n'a parlé strictement que de casting et les noms des personnalités ont défilé à grande vitesse : Bernard Cazeneuve, Thierry Beaudet (patron du Cese), Xavier Bertrand, David Lisnard, Jean-Louis Borloo, Michel Barnier…
Ball-trap

Le « et en même temps » macroniste a-t-il dégradé à ce point le débat politique que plus personne ne s'offusque que l'on puisse passer en quelques heures d'un Premier ministrable – Thierry Beaudet – qui n'avait pas de mots assez durs pour condamner la loi immigration à un autre – Michel Barnier – qui préconisait durant la primaire LR de la fin 2021 un moratoire migratoire et la sortie de la CEDH ?

Si le chef de l'État avait commencé par définir ce qu'il mettait dans la corbeille de la mariée – abrogation ou gel de la réforme des retraites ? geste sur le pouvoir d'achat ou pas ? politique de rigueur ou pas ? –, l'affaire aurait été bien plus complexe pour Marine Le Pen. Ce n'était plus une personnalité qu'elle menaçait de censurer mais une politique. Et pour peu que cette politique prévoyait des mesures en faveur de la « France d'en bas », dont elle se fait le porte-voix, on imagine mal qu'elle aurait pu la refuser, tout comme le NFP d'ailleurs.

Le RN pourrait toujours dire que le compte n'y est pas pour justifier une censure, nous objectera-t-on. Tout s'est passé dans cette affaire comme si l'on prenait les choses à l'envers, transformant cette recherche du Premier ministre en gigantesque ball-trap où ceux qui ne plaisaient pas au RN se sont fait exécuter au coin du bois. Avec le risque, à l'arrivée, que les électeurs ne s'y retrouvent définitivement plus.