« Le parisianisme écrase la France et étouffe la Province » - Francis Brochet

Plus que les autres grandes métropoles, Paris concentre toutes les richesses et étouffe la diversité de la Province. Dans Quand le parisianisme écrase la France (l’Aube), le journaliste Francis Brochet, qui travaille au bureau parisien du groupe de presse régional Ebra, fait état, chiffres à l’appui, des multiples inégalités entre la capitale et les « territoires », que lui préfère appeler Province. Il en appelle à une émancipation de cette dernière, sans quoi un populisme provincial risque d’émerger, et le séparatisme social des élites ne pourra que s’aggraver. Entretien.

Laurent Ottavi (Élucid) : Vous soulignez la spécificité française de la concentration des pouvoirs et des richesses par la capitale. Quelle est-elle et en quoi cela vous conduit-il à prendre de la distance avec les travaux, que vous jugez salutaires par ailleurs, du géographe Christophe Guilluy ?

Francis Brochet : C’est une spécificité française en Europe et dans le monde que de concentrer les pouvoirs économiques, politiques, culturels et médiatiques dans une seule ville. On ne retrouve pas cela chez nos voisins, en Italie, en Espagne ou en Allemagne. Nous sommes aussi les champions du monde de la concentration des sièges sociaux des entreprises dans une seule ville.

C’est à mon sens la limite principale des travaux de Christophe Guilluy – qui ont eu le grand intérêt de mettre le thème des inégalités territoriales dans le débat politique – de ne pas souligner ce point. Mon approche consiste plus à insister sur la distinction entre Paris et le reste du pays qu’entre les métropoles, d’un côté, et la France périphérique de l’autre, même si cette grille d’analyse délivre beaucoup de vérités.

Élucid : En quoi cette exception parisienne se trouve-t-elle à la racine de « l’exception française » régulièrement vantée ?

Francis Brochet : La France s’est toujours pensé et revendiqué comme un pays différent, sinon supérieur, aux autres. Au XIXe siècle, la France était convaincue de concentrer les intelligences, les arts, de représenter le meilleur de la civilisation et qu’il lui revenait de l’expliquer au rester du monde, en tout cas du monde connu, à l’Europe et à ses « colonies ».

La France a toujours eu tendance, aussi, à penser l’Europe comme la France en plus grand. Nos voisins allemands nous appellent pour cette raison, d’une façon peu flatteuse dans leurs bouches, « la Grande Nation ». Cette arrogance française, pour le dire d’une autre façon, est surtout parisienne. D’ailleurs, les habitants des marges, des zones frontalières, ont un rapport bien plus horizontal à l’Europe.

Tout se passe comme si Paris avait à l’égard du monde l’attitude qu’elle a à l’égard de la province. J’appelle « parisianisme » le fait de considérer que Paris est mieux que le reste. J’y vois un effet direct de la concentration des pouvoirs et des richesses. À partir du moment où vous êtes les plus riches – or les plus riches vivent en grande majorité à Paris – vous vous sentez les plus intelligents et vous vous sentez le droit, sinon le devoir, de penser et de décider pour les autres.

• « Nous avons été trop loin dans l’affirmation de l’unité, surtout d’une unité qui se réalise par la seule domination de Paris dans tous les domaines. »

On explique généralement que l’unité de la nation en France requiert la centralisation. Si cette idée est juste selon vous, vous écrivez aussi que le parisianisme se nourrit aujourd’hui de politiques délibérées. Quelles sont-elles ?

Le besoin d’unité demeure et il ne s’effacera jamais, car il est au cœur de notre histoire, de notre culture politique. Mais la réalité de la France est aussi sa diversité. L’historien Fernand Braudel explique admirablement ce paradoxe dans l’Identité de la France. Tous les étrangers qui viennent dans notre pays, tous les touristes sont épatés par la diversité des paysages, de la gastronomie et des modes de vie.

Il nous faut pouvoir faire vivre les deux. À mon sens, nous avons été trop loin dans l’affirmation de l’unité, surtout d’une unité qui se réalise par la seule domination de Paris dans tous les domaines.

Cela ne tient pas seulement au legs de l’Histoire, mais à des politiques et à des pratiques actuelles. Je pense en particulier à la politique culturelle. L’opéra de Paris est le legs de l’Histoire. Toutefois, une enquête de la Cour des comptes, sortie en juin, constate que le budget du ministère de la Culture lui consacre 100 millions d’euros contre 33 millions pour l’ensemble de tous les autres opéras de Province ! Voilà de quoi, à l’évidence, renforcer la concentration de la culture.

On peut retrouver le même genre de décisions dans tous les domaines. Je cite dans le livre les plans de relance après la crise financière de 2008 et après le Covid. Paris et l’Île-de-France sont, dans les deux cas, les premiers bénéficiaires de ces plans qui pèsent des milliards d’euros. La stratégie consiste à mettre le paquet sur ceux qui sont déjà devant, quelle que soit la couleur politique du pouvoir.

La Province est la grande perdante. Pourquoi préférez-vous ce terme à celui de « territoires », et que critiquez-vous dans ce concept, surtout lorsqu’il est utilisé au pluriel ?

On parle de territoires au pluriel quand on est à Paris à l’intérieur du périphérique et qu’on regarde le reste de la France. Cela représente quand même 66 millions de Français sur 68, un beau reste ! Par boutade, je dis souvent que le mot de « territoires » fait penser aux réserves d’Indiens. Il y a l’idée que ces peuplades – du point de vue des Parisiens, et de façon inconsciente la plupart du temps – ne sont pas tout à fait éduquées, qu’il faut leur expliquer la vie.

Le mot de territoires au pluriel a fait son apparition dans le jargon administratif et ministériel au moment où l’on a cessé de parler de l’aménagement du territoire, qui est l’aménagement de toute la France, Paris et Province réunis, car nul n’imagine la France sans Paris ou contre Paris.

Le mot de Province a lui été très déprécié. Il a été considéré comme un synonyme d’attardé, comme une manière de caractériser un sous-développement intellectuel, économique et politique. Je pense que le moment est venu de le réhabiliter, avec une majuscule, de retourner le stigmate : la Province a le droit de trouver ridicules ceux qui l’ont tant ridiculisée, ceux qui ont prétendu lui dicter le bon goût. Elle peut le faire sans agressivité, et même avec le sourire !

• « Ce qui touche le plus les gens dans leur quotidien est l’inégalité d’accès aux soins. Les pouvoirs parisiens ne peuvent pas voir le problème, car ils ne vivent pas dans des déserts médicaux. »

Quel exemple est le plus révélateur des inégalités entre Paris et le reste du territoire à vos yeux ?

Ce qui touche le plus les gens dans leur quotidien est l’inégalité d’accès aux soins. Les pouvoirs parisiens ne peuvent pas voir le problème, car ils ne vivent pas dans des déserts médicaux. Je cite ce chiffre saisissant dans le livre. La France a un taux moyen de seulement 50 pédiatres pour 100 000 habitants; alors qu’il est de 278 pour 100 000 habitants à Paris.

Il y a des tas de chiffres disponibles dans des études qui paraissent régulièrement, de l’INSEE et de la Cour des Comptes notamment, et concernant les déserts médicaux, de l’Ordre des médecins. Il suffit d’aller les lire. Ces études sont parfois mentionnées dans les journaux parisiens et les chaînes de télévision, mais les inégalités territoriales dont il est question dans les rapports restent malheureusement le plus souvent condamnées au silence, car elles ne suscitent pas d’intérêt. Toutes les enquêtes sur les sujets prioritaires des Français vont pourtant dans le même sens. La question de la santé arrive quasi toujours en deuxième position après le pouvoir d’achat, deux sujets bien moins abordés que d’autres par nos responsables politiques.

Nous avons atteint un summum avec le plus parisien des Premiers ministres, Gabriel Attal. Il a trouvé pour seule réponse au problème des déserts médicaux de créer la « taxe lapin » qui frappe les clients. Le jeune couple chez moi dans le Doubs, qui doit faire 40 km en voiture pour aller voir un pédiatre et prendre un rendez-vous trois mois à l’avance, doit désormais payer une taxe si un imprévu les empêche au final de se rendre sur place. C’est ne rien comprendre à ce que vivent les Français et c’est d’un grand mépris.

Puisque vous revenez sur la question du mépris, pouvez-vous expliquer pourquoi vous écrivez que la « culture nationale n’existe pas » ?

Il y a une part de provocation et d’exagération dans cette phrase. Je souligne par là que la vie culturelle d’un parisien n’a strictement rien à voir avec la vie culturelle d’un provincial, fût-il de Lyon ou de Bordeaux. Les offres culturelles y sont très différentes, ne serait-ce qu’en raison des crédits attribués à la culture. Ils sont sans commune mesure entre ceux attribués par l’État à Paris et ceux réservés par l’État à la Province.

Cette différence de moyens ramène au sujet de la prétention parisianiste à l’intelligence, au bon goût. La Province est « populaire », donc moins intelligente, moins cultivée. Ce snobisme culturel peut, pour le coup, se retrouver aussi dans certaines autres grandes métropoles, car c’est aussi la caractéristique d’une certaine classe sociale. On pourrait objecter à cela que les grands équipements culturels parisiens sont pour l’ensemble des Français. C’est vrai, dans l’idéal, mais dans la réalité le Louvre est d’abord visité par des étrangers et, ensuite, par des Franciliens qui sont surtout des Parisiens. Tout le monde paie pour le Louvre, y compris les Provinciaux qui le visitent le moins.

Le Louvre Lens, censé apporter la culture « aux territoires », est un scandale à mes yeux. C’est un lieu magnifique et passionnant. Mais quand le Louvre Paris prête des œuvres au Louvre Lens, il faut avoir en tête que le premier a de quoi remplir 15 musées. Il en prête donc une infime partie, ce qui est très bien, mais ne doit pas conduire à exagérer sa générosité. De plus, le Louvre Lens est quasi intégralement financé par les collectivités territoriales, par la ville de Lens, le département du Pas-de-Calais et la région Haut-de-France, dont on sait que ce ne sont pas les plus pourvus de France. Le Louvre de Paris, lui, est financé par l’État à hauteur d’environ 80 millions d’euros. L’habitant de Lens paie par conséquent pour le Louvre Lens et pour le Louvre de Paris. L’habitant de Paris paie seulement pour le Louvre Paris.

• « La région renvoie à un sentiment d’appartenance et tout est décidé par une seule personne entre quatre murs. »

Quel est le paradoxe de la « décentralisation centralisée » dont il est question dans le livre ? Pouvez-vous donner l’exemple emblématique du découpage des régions ?

L’expression est d’Anne-Marie Thiesse qui est une des meilleures expertes de ces questions. Il y avait une réelle volonté de décentralisation de la part de la gauche arrivée au pouvoir en 1981. Mauroy et Defferre, respectivement Premier ministre et ministre de l’Intérieur, étaient d’ailleurs maire de Lille et maire de Marseille. Les objectifs ont cependant vite été réorientés. On l’a vu en particulier dans le domaine de la culture avec les grands travaux de François Mitterrand. Les monuments culturels qu’il a laissés (la pyramide du Louvre, l’opéra Bastille) n’étaient pas dans le programme du candidat. Et chacun sait qu’il n’y en a aucun en dehors de Paris.

La décentralisation promue a vite été recentralisée, car le pouvoir en France n’aime pas déléguer de l’autorité. Il doit toujours tout décider et contrôler, qu’il soit de gauche ou de droite. C’est pour cela que je lie le parisianisme à une forme dégradée de « démocratie » dans laquelle un seul personnage, le Président de la République, décide tout depuis son bureau de l’Élysée. Et cela s’est considérablement aggravé sous Emmanuel Macron.

La réforme des régions sous le mandat de François Hollande est effectivement un bon exemple. Elle devait soi-disant donner plus d’importance aux régions en leur donnant une plus grande taille. C’était un argument mensonger puisque la Sarre, outre-Rhin, a seulement la taille d’un département français ; elle a en revanche de vrais pouvoirs, car elle a des moyens financiers et les compétences. La réforme devait aussi permettre d’économiser de l’argent, une promesse démentie par les études de la Cour des comptes. Pour l’essentiel, les nouvelles régions fonctionnent plus mal qu’avant.

Le découpage des régions illustre la verticalité du pouvoir. François Hollande a eu la candeur de raconter dans ses mémoires comment elle a été conçue. Il l’a faite dans son bureau de l’Élysée avec quelques-uns de ses amis ministres équipé de sa gomme et de son crayon. C’est impossible d’imaginer la même chose dans un autre pays ! La région renvoie à un sentiment d’appartenance et tout est décidé par une seule personne entre quatre murs.

Les journalistes, dont je faisais partie, attendaient l’annonce officielle. Comme toujours, le pouvoir décale le moment des annonces. Nous recevons un mail à un moment donné qui nous informe du fait qu’il y aura « XXX » régions, ce qui signifiait que le Président de la République, le grand Sachant, n’avait pas encore tranché. Un autre mail viendra qui donnera le chiffre de 14 régions avant un nouveau changement.

Parmi les idées reçues que vous battez en brèche dans le livre, il y a celle de l’exode des Parisiens après le Covid ? Qu’en est-il en vérité ?

Les médias nationaux, qui sont des médias surtout parisiens, ont relayé des tas de récits sur le départ des Parisiens à la campagne, dans des cadres bucoliques. Ces gens-là se sont trouvé une petite maison, car ils en avaient les moyens ou en avaient déjà une, mais beaucoup sont allés en proche banlieue parisienne pour trouver une maison avec jardin ou se sont réfugiés dans leur maison de campagne pour mieux retourner à Paris. Il n’y a donc pas eu d’exode.

Je précise aussi que si tous les télétravailleurs ne sont pas parisiens, une majorité l’est. 43 % des salariés résidant dans Paris télétravaillent, contre 22 % dans les autres métropoles et 19 % pour l’ensemble des salariés français. J’ajoute enfin que 61 % des télétravailleurs sont des cadres !

• « Ma crainte est que le sujet du parisianisme soit exploité par des forces politiques au nom d’un peuple idéal contre un Paris assimilé au lieu de toutes les perversités. »

Que génère aujourd’hui ce parisianisme comme réactions ?

Après un extrême (Macron à l’Élysée et Attal à Matignon, dans un contexte de concentration économique et culturelle jamais vue), nous avons constaté un rééquilibrage avec les nominations de Barnier et de Bayrou. Ce sont deux personnalités politiques, et je ne parle pas là de leurs choix politiques, qui ont l’expérience de la diversité. Mon sentiment est donc qu’une évolution est en cours qu’on pourrait espérer progressive et harmonieuse mais qui risque de prendre des teintes inquiétantes.

Je pense que le sujet du parisianisme risque d’être majeur lors de la prochaine élection présidentielle et ma crainte, qui se fonde sur ce que je constate déjà aujourd’hui, est qu’il soit exploité par des forces politiques au nom d’un peuple idéal ou d’une province idéale contre un Paris assimilé au lieu de toutes les perversités. C’est ce que sous-tendait le livre Paris et le désert français, publié par Jean-François Gravier en 1947, qui avait de fortes sympathies pétainistes. Ne pas traiter le sujet du parisianisme maintenant, c’est le laisser maltraiter par les forces populistes à l’avenir.

Je ne suis pas contre l’existence des élites parisiennes. Toute démocratie a besoin d’élites. Je plaide simplement pour qu’elles ne soient pas toutes formées sur le même moule, qu’elles intègrent l’existence d’autres élites, pas moins intelligentes et qui n’ont pas moins de projets, dans d’autres régions de France. Ne pas tenir compte de la diversité des régions, des modes de réflexion et des cultures revient à s’appauvrir profondément économiquement, culturellement et politiquement.

Après les Gilets jaunes, on a vu une partie des plus favorisés se replier sur eux. Il y a eu une peur à l’encontre de personnes qu’elles ne comprenaient pas et en même temps avec lesquels elles avaient la conscience de ne pas partager les mêmes façons de vivre. Il y a là une forme de séparatisme social bien décrit par Emmanuel Todd puis par Jérôme Fourquet. C’est une forme de racisme social, qui est, comme tous les racismes, extrêmement dangereux.

Vous estimez que l’état d’esprit est l’enjeu fondamental pour réussir à articuler diversité et unité en France. Qu’est-ce que cela implique ?

Je ne suis pas un autonomiste franc-comtois. Je confesse néanmoins que je préférerais la Franche-Comté sans la Bourgogne.

Il nous faut garder le souci de l’unité. L’histoire de la France ne nous mène pas vers une fédération à l’italienne ou à l’allemande ni vers un système à l’espagnol, dont on connaît les difficultés à gérer les autonomies, en Catalogne mais aussi au Pays basque. Chaque pays a son histoire et regarder ailleurs pour s’inspirer ne doit pas être compris comme le fait de reprendre un modèle tout fait. Nous devons adapter les influences à notre caractère, à notre culture, à notre histoire. L’histoire, cela se travaille !

Le parisianisme lui-même n’est pas un état civil, mais un état d’esprit. La plupart des Parisiens, au sens des lieux de résidence, sont des provinciaux devenus très parisianistes. Ils ont réussi, ce qui peut toujours laisser croire que d’autres n’en sont pas capables et nourrir un sentiment de supériorité. Le salut viendra de davantage d’humilité et de curiosité des autres, à laquelle accèdent plus facilement les habitants des marges. Braudel était lorrain, Marc Bloch était alsacien et Lucien Febvre était de Franche-Comté. Ceux qui ont fondé l’histoire moderne sont issus des marges de la France !

Je reprends le beau mot d’émancipation pour conclure. Il opère dans les deux sens. Pour sortir du parisianisme, il faut que Paris accepte d’émanciper la Province, mais également que les provinciaux trouvent la force, l’envie de s’émanciper, qu’ils arrêter de demander leurs consignes à Paris ou de regarder Paris pour savoir comment faire. Le tout sans rompre l’unité française. Je pense qu’elle est suffisamment ancienne et forte pour accepter davantage de diversité.

Propos recueillis par Laurent Ottavi.

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