L’homme qui rêvait de Matignon
par Descartes
« Quand les dieux veulent nous punir, ils réalisent nos rêves » (Goethe)
C’est cela qui est fascinant avec le macronisme : quand on pense qu’il ne peut plus tomber plus bas, il nous surprend en descendant encore d’un cran dans l’échelle. On est arrivé au niveau du vaudeville : vendredi matin, le président appelle François Bayrou pour lui dire qu’il ne sera pas premier ministre. Colère de l’intéressé, qui est reçu à l’Elysée où le président, pour le calmer, lui propose d’être le numéro deux du gouvernement dirigé par Roland Lescure. Explosion du béarnais, qui fait un scandale et menace de quitter le « bloc central » si on ne lui donne pas satisfaction. Deux heures plus tard, Jupiter nous informe par communiqué qu’il a décidé de réaliser le rêve que François Bayrou caresse depuis des décennies. Celui de rentrer à Matignon.
Devant ce spectacle qui tient plutôt de Feydeau que de Corneille, on peut se demander ce qui reste du président « jupitérien » qu’Emmanuel Macron appelait de ses vœux. Jupiter est tombé si bas s’il doit se soumettre au chantage d’un « minable » – le mot est de Daniel Cohn-Bendit – qui au bout de quarante ans de vie politique ne laisse derrière lui la moindre réalisation, la moindre idée, qui n’a jamais exposé le moindre projet, la moindre vision. Un démagogue qui préfère, dans ses tracts électoraux, se présenter comme éleveur de chevaux – ce qu’il n’est pas – plutôt que comme agrégé de lettres classiques – ce qu’il est. Il paraît que cela fait moins “parisien”. Un homme qui, lorsqu’il fut ministre, était connu pour « gouverner avec le sondoscope en bandoulière », selon le mot de Roger Fauroux, qui l’a bien connu à cette époque. Et surtout, une girouette opportuniste qui, s’étant plusieurs fois trouvé au bord du Rubicon, s’est contenté d’y pratiquer la pêche à la truite : ce fut le cas en 1995, lorsqu’il hésita à soutenir Jacques Delors à l’élection présidentielle pour finalement refuser – ce qui fut l’une des causes du retrait de ce dernier, ce fut le cas encore en 2007, où il négociera en coulisse avec Ségolène Royal sans oser finalement s’engager, et encore en 2012, quand il déclara voter « personnellement » pour François Hollande, mais sans donner consigne de vote. Bayrou, c’est l’éternel donneur de leçons qui fait penser à la formule de Cocteau : « les critiques, c’est comme les eunuques : ils savent, ils ne peuvent pas ». Et c’est cet homme-là censé déterminer et conduire la politique de la nation aujourd’hui. On est mal partis…
Mais commençons par le commencement : en juillet 2024, après le camouflet des européennes, les électeurs expriment sans ambigüité leur volonté d’une rupture avec les orientations et le mode de gestion des affaires publiques qu’Emmanuel Macron a instauré depuis 2017. Les partis qui rejettent l’essentiel du macronisme réunissent deux tiers des voix, et sans la constitution d’un « front républicain », le parti présidentiel aurait été laminé. En 1945, alors qu’il avait perdu les élections générales, Churchill se vit offrir par son souverain le plus haut des honneurs, l’Ordre de la Jarretière. Il la refusa en répondant « comment pourrais-je accepter l’Ordre de la Jarretière des mains de mon souverain, alors que je viens de recevoir l’ordre du coup de pied au cul par le peuple britannique ? ». Après avoir reçu leur « ordre du coup de pied au le cul » par le peuple français, la décence aurait commandé au camp présidentiel d’accepter leur défaite, et avec elle le fait que les choses ne pouvaient pas continuer comme avant, qu’une rupture était nécessaire.
La décence ? Elle est depuis longtemps partie avec tout le reste. Les macronistes ont cherché à garder par les combines parlementaires ce que les Français leur ont refusé dans les urnes. Ayant voté pour un changement, les Français se sont retrouvés avec une présidente de l’Assemblée nationale reconduite sans le moindre complexe, un gouvernement soutenu par un « bloc central » utilisant toutes les ressources de la procédure pour maintenir en l’état les « réformes » macroniennes, et où les portefeuilles économiques étaient détenus par des fidèles du président qui entendaient continuer les mêmes politiques.
Le 4 décembre, ce gouvernement a fini par être censuré. Le vote de censure a été justifié par des discours plus ou moins cohérents, mais derrière ces discours il y a une réalité : la censure traduit l’exaspération croissante de l’opinion populaire – à laquelle les députés, notamment à l’extrême droite, sont particulièrement sensibles – devant un système qui prétend, quitte à détourner les procédures, se perpétuer malgré le rejet dont il fait l’objet. C’est cette continuité, cette incapacité de Barnier à infléchir le cours des évènements, à montrer aux Français que leur vote était respecté et leur volonté de changement mise en oeuvre, qui a scellé son sort.
On pouvait imaginer qu’après l’échec de Michel Barnier, le président accepterait finalement la réalité. Ce qui aurait supposé de confier la conduite du gouvernement à une personnalité capable, sans se renier, d’incarner une forme de rupture, ou tout au moins de changement. Eh bien, encore raté. Le choix s’est finalement porté sur un homme qui non seulement est un soutien de la première heure du président, mais qui pendant sept ans n’a jamais manqué de soutenir sa politique. Certes, il a de temps en temps exprimé des critiques… surtout dans les périodes où il s’estimait maltraité dans la répartition des postes et des prébendes. Des critiques vites tues lorsque ceux-ci lui étaient accordés. Aviez-vous noté son silence depuis qu’il avait été nommé pompeusement commissaire général d’un plan inexistant ? Si, comme disait un autre Béarnais, Paris vaut bien une messe, une sinécure au commissariat au Plan vaut bien quelques silences.
Imagine-t-on Bayrou revenir sur la réforme des retraites ? Sur la politique de l’offre ? Sur les cadeaux fiscaux aux plus riches ? Allons, soyons sérieux. Bayrou, c’est Macron en plus vieux. On pourrait même dire que c’était le Macron d’avant Macron : avant que Macron ne s’en saisisse, Bayrou avait déjà inventé le « en même temps » et le petit drapeau bleu aux étoiles brandi dans les meetings. Avant Macron, il avait théorisé – à la suite de Giscard, qui l’avait inventée – cette union des gens « raisonnables » pour mener des politiques « raisonnables », tout en étant trop paresseux et pas assez courageux pour la réaliser. Bayrou, ce sera la ligne de la moindre résistance, la continuité de la politique du chien crevé au fil de l’eau. Ce sera le retour du bon père Queuille, vous savez, celui qui prétendait « qu’il n’est pas de problème dont une absence de solution n’en finisse par venir à bout ». Ou encore, plus révélateur, « la politique, ce n’est pas résoudre les problèmes, c’est faire taire ceux qui les posent ».
On a déjà eu un premier aperçu des tropismes de notre nouveau premier ministre. Entre la cellule de crise qui gère la situation à Mayotte, les consultations pour former un nouveau gouvernement et la réunion du conseil municipal de Pau, laquelle prend la préséance ? Et bien, la priorité est d’occuper le fauteuil de maire. Et cela nous dit deux choses : la première, que notre nouvel Henri IV ne se projette pas dans la durée. Matignon, ça durera peut-être quelques semaines, alors qu’une mairie, c’est potentiellement pour la vie, et ça se décide dans seize mois. Pas question donc de prendre le risque d’une absence qui pourrait laisser à un concurrent la possibilité de se montrer. Ce qui nous amène à la seconde constatation : que Bayrou n’a qu’une confiance fort limitée dans son équipe paloise, au point qu’il voit le danger de laisser son premier adjoint occuper, fût-ce temporairement, le fauteuil, au risque qu’il s’y installe trop confortablement. Alors, Mayotte peut attendre que le maire de Pau ait fini avec son conseil, tout comme les rendez-vous à Matignon pour préparer son gouvernement.
On a beaucoup raillé – à tort et à raison – le soi-disant parisianisme de nos élites. Et par certains côtés, les reproches qu’on adresse à ce parisianisme sont justifiés. Mais à tout prendre, je préfère le parisianisme des élites au provincialisme des « barons » claniques. Parce que le parisianisme, quels que soient ses immenses défauts, porte un message méritocratique et universaliste qui transcende l’esprit de clocher des imbéciles heureux qui sont nés quelque part. Paris s’est fait de provinciaux qui sont « montés » à la capitale, souvent pour échapper aux déterminations de fortune et de naissance, qui sont restées bien plus vivaces dans les provinces. Ce n’est pas faire injure aux provinciaux que de noter que les structures politiques et sociales locales sont nettement plus claniques, que l’héritage et la naissance restent bien plus déterminantes que dans les structures nationales. Il n’est pas difficile de trouver des villes où l’on est maire de père en fils sur plusieurs générations (et je ne parle même pas de ceux qui laissent la place à leur femme…). Que l’’on soit attaché à son terroir, cela n’a rien de condamnable. Mais on attend d’un responsable politique du niveau national qu’il puisse dépasser son terroir pour s’élever au niveau de la nation. Quand Cyrielle Chatelain remarque que « François Bayrou, (…) a en revanche beaucoup parlé de sa ville de Pau aux leaders écologistes. Alors que ces derniers lui disaient leur préoccupation quant au budget consacré à la transition écologique en 2025, le maire de Pau a voulu les rassurer en leur rappelant qu’il a « mis en service des bus à hydrogène » dans sa ville dès 2019. » pour conclure que notre premier ministre « n’a pas une vision très claire de là où il va », elle dépeint assez bien la situation. Et quand notre premier ministre ouvre le débat sur le cumul des mandats comme si c’était là le problème prioritaire à traiter aujourd’hui – alors que ce n’est que SON problème, on voit bien qu’il n’est pas à la hauteur.
Mais du point de vue de l’establishment, Bayrou est l’homme de la situation. Parce que n’ayant ni projet, ni principes, il pourra tout accepter, y compris les attelages les plus absurdes, les mariages les plus biscornus. Et que pour conserver le pouvoir, il est prêt à tout. Il conduira un gouvernement qui ne fera rien, mais qui laissera faire. Avec cette technique, il pourra peut-être éviter de s’attirer les foudres d’une majorité des députés à l’Assemblée, qui n’ont pas non plus trop envie de retourner vite devant les électeurs. Parti sur cette logique, la plus grande menace pour le nouveau gouvernement ne sera pas l’Assemblée, mais la réalité. Ceux qui s’imaginent que Bayrou pourra faire une politique budgétaire rationnelle se trompent : pour échapper à la censure, il faudra contenter tout le monde, et donc distribuer de l’argent quitte à laisser filer le déficit. C’est exactement ce qu’a fait le couple Macron – Le Maire depuis sept ans. Mais tôt ou tard, on va se faire rattraper par les marchés financiers et les institutions européennes qui sonneront la fin de la récréation. Sans compter des pans entiers de l’économie et des services publics qui continuent à se dégrader, faute de choix consistants.
Pour prendre les mesures économiques, sociales et budgétaires indispensables, il faudrait un énorme courage. Non pas le courage que demande habituellement le « cercle de la raison », qui consisterait à ignorer les oppositions pour imposer au pays une cure d’austérité foncièrement injuste, sacrifiant les couches populaires pour préserver les intérêts du bloc dominant. Ce « courage », qui mérite plutôt le nom d’aveuglement, c’est ce qui nous a conduits à la situation où nous sommes. Ce qu’il faut aujourd’hui, c’est le courage d’exposer aux citoyens la véritable situation au pays, d’exiger les sacrifices nécessaires au rétablissement de la situation au nom d’une vision d’avenir à la fois réaliste et désirable, et de partager cet effort à proportion des moyens de chacun. Ces sacrifices peuvent être financiers – plus de prélèvements, moins d’allocations ou de subventions – mais qui peuvent aussi être d’autre nature – sélection méritocratique dans l’enseignement, priorité donnée aux intérêts du producteur sur ceux du consommateur.
La solution ? Elle ne viendra pas d’une réforme des institutions ou de la loi électorale, parce que le problème vient non pas de la fragmentation de la représentation, mais de la fragmentation des représentés eux-mêmes. Il faut le courage de faire appel au peuple, au lieu de se perdre dans les dosages des couloirs de l’Assemblée. Ce courage ne peut entrainer le peuple que s’il s’appuie sur une vision, une « certaine idée de la France » qui mérite de jouer son va-tout, de bruler ses vaisseaux. Parce que seul un engagement total peut susciter le respect et entraîner derrière lui une majorité de Français. Et un homme qui, quelques heures après avoir été nommé premier ministre, se retourne pour s’assurer de pouvoir conserver sa mairie est immédiatement tourné en statue de sel, ou pour être moins métaphorique, en guignol. Ce n’est pas à 73 ans qu’on commence une carrière de visionnaire. Bayrou, c’est au mieux un Rastignac sans envergure, au pire un syndic de faillite. D’une faillite que lui et ses amis ont contribuée à provoquer. Et le pire, c’est que ni lui, ni ses amis ne voient aucune raison d’en changer la trajectoire : leur but, c’est de continuer comme avant, et tant pis si le peuple demande le contraire.
C’est pour cela que Bayrou a tant de mal à former son gouvernement. Parce que tous les partis ont compris qu’être associés à cette continuité, c’est exaspérer les citoyens et donc de prendre des risques dans les urnes, d’autant plus que les élections législatives ou présidentielles pourraient arriver relativement vite. Personne ne peut accepter de monter sur le bateau sans bien marquer ses lignes rouges, sans obtenir des garanties. Ceux que Macron a snobés quand il était tout-puissant n’ont aucune envie d’assumer la continuité de son héritage maintenant qu’il est à terre. Et ils ont bien raison. Or, c’est précisément ce que Bayrou leur demande.
Il n’y a pas de sortie de crise aujourd’hui sans rupture avec le macronisme. La question est de savoir quand – et comment – nos élites politico-médiatiques accepteront cette réalité, de savoir si nos élites auront l’intelligence du Guépard : « il faut tout changer pour que rien ne change ». Si elles ne l’acceptent pas, elles risquent de subir le sort des aristocrates de l’ancien régime…
Descartes
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