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Lire : Sinno, « Triste Tigre »
Depuis La familia grande de Camille Kouchner, on voit arriver en librairie un peu plus de livres traitant de l’inceste, essais, témoignages, et romans. Triste tigre vient s’ajouter à la liste, et s’inscrit d’ores et déjà comme un des textes les plus stimulants de cette rentrée littéraire.
« Nous sommes nombreuses, nous sommes nombreux. Chaque année des centaines de milliers de personnes s’éveillent ou s’endorment transformés en l’un ou l’une d’entre nous. Une armée des ombres. » Le sujet est posé, l’autrice explore l’inceste, en partant de celui dont elle a été victime. Elle raconte son histoire sans éluder les actes qu’elle a subis, sans s’y attarder non plus. Mais comme souvent dans la (bonne) littérature, aller au plus intime c’est atteindre l’universel, et l’inceste sous la plume de Neige Sinno, est ici décortiqué, exploré sous toutes ses facettes.
À quel point c’est un enjeu, comme tout viol, de pouvoir bien plus que de sexe. Incester c’est dominer. Dominer totalement, laisser son empreinte sur une personne, à vie. La jouissance des agresseurs – et la fascination qu’ils provoquent – vient de là, de cette domination maximale. Même ce livre est sa victoire. Il ne serait pas écrit sans lui, constate l’autrice, qui se débat pour continuer l’écriture. Elle interroge sa mémoire, oscille entre l’ultra précision du souvenir traumatique et la méfiance : « Avec quel degré de certitude puis-je dire que ce dont je me souviens est ce qui s’est réellement passé ? »
Cette difficulté à écrire (à parler, à raconter, à briser le silence) est constitutive du texte : au niveau du sens (les réactions de l’entourage, comme une deuxième condamnation) mais aussi et surtout dans la forme, sujet de nombreux questionnements que Sinno partage : comment éviter le sensationnalisme, sans pour autant édulcorer la réalité des faits vécus ? Est-ce moralement acceptable de faire du beau avec l’horreur ? « Il vaudrait mieux ne rien dire », répète souvent l’autrice… Et puis elle dit quand même. Elle n’est pas seule ; elle convoque Lolita de Nabokov, qui nous tiendra compagnie tout au long de la lecture, mais aussi Virginia Woolf, Claude Ponti, et bien d’autres. Un diamant littéraire, dont les multiples facettes brillent d’un éclat coupant, douloureux, magnifique.
Mélanie (amie d’AL)
Neige Sinno, Triste tigre, éditions POL, août 2023, 288 pages, 20 euros