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Antiterrorisme : 20 ans de « guerre contre le terrorisme »
Après les attentats du 11 Septembre, George W. Bush lançait la « guerre au terrorisme », guerre dont toutes les puissances impérialistes se sont opportunément réclamées et qui nous laisse, 20 ans plus tard, un bilan humain, écologique et géopolitique catastrophique. Alors que le retour du « choc des grandes puissances » semble reléguer au second plan cette longue phase de 20 ans, aucun bilan ne semble être tiré par la gauche française.
En 2021, 20 ans presque jour pour jour après l’invasion de l’Afghanistan, les États-Unis retirent leur troupes et les Talibans entrent dans Kaboul. Vingt ans de guerres et des centaines de milliers de morts pour rien ! Les images résonnent avec le retrait des troupes étasuniennes du Vietnam puis la prise du sud du pays par Hanoï en 1975.
Suite aux attentats du 11 septembre 2001, les États-Unis décideront d’intervenir sur plusieurs champs d’opération, directement, comme en Afghanistan dès le 7 octobre, ou indirectement, comme aux Philippines, et définiront un « Axe du mal » : Irak, Iran Corée du Nord. Suivra l’intervention en Irak de 2003 justifiée par l’invention de liens entre le régime de Saddam Hussein et d’Al-Qaïda et de possession d’armes de destruction massive, qui plongera pour 20 ans le pays dans le chaos et un cycle de violence.
Elle coupera le pays en trois et sera suivie de l’intervention contre l’État islamique en 2014, née dans le terreau de la résistance à l’occupation étasunienne.
Qu’est ce que la guerre au terrorisme ?
L’unanimité de cette guerre déclarée au terrorisme autorisera d’autres pays à agir de même : le Premier ministre israélien Ariel Sharon s’en réclamera pour justifier l’Opération rempart en 2002 contre la seconde intifada, puis toutes les guerres suivantes (Liban à l’été 2006, les blocus et guerres contre Gaza), la Russie pour justifier la très meurtrière deuxième guerre de Tchétchénie qui ne causa aucun remous en occident alors que la première avait suscité de fortes critiques. La France n’est pas en reste dans la « guerre au terrorisme ».
Engagée dès 2021 via l’OTAN, elle est ensuite intervenue plus directement en Afghanistan [1] durant les années Sarkozy, jusqu’au retrait des troupes en 2012. Mais surtout, à partir de 2013, la France est entrée au Mali pour ne plus en sortir, intervention depuis accentuée après les attentats de 2015.
La guerre au terrorisme est un non sens sémantique, le terrorisme étant un mode d’action. Elle n’est qu’une construction politique autorisant un état d’exception permanent. La « guerre au terrorisme » c’est une série d’interventions militaires, d’ingérences, de soutiens à certains groupes armés et régimes, et le renversement et l’engagement armé contre d’autres.
C’est une série de mesures sécuritaires : le Patriot Act aux États-Unis, la proclamation puis constitutionnalisation de l’état d’urgence en France. C’est une série d’internements, d’extraditions illégales, d’autorisations de formes de torture (Guantanamo, site noir de la CIA en coopération avec d’autre pays). C’est la désignation de l’ennemi dit « islamiste », histoire d’amalgamer des groupes armés et politiques très différents sous la même bannière Islam, pouvant s’étendre à d’autres groupes marxisants et à des luttes de libération nationale diverses...
Elle a permis le développement des armes et services de sécurité privé, la croissance du complexe militaro-industriel et sécuritaire des grandes puissances, le développement des techniques de mort et de surveillance telles que les drones utilisés pour des assassinats ciblés à travers le monde depuis des points éloignés et télécommandés, dont les conséquences morales, juridiques et anthropologiques sont d’autant inquiétantes que sous-estimées [2].
Elle a permis la militarisation de la police et la policiarisation de l’armée sur les terrains d’intervention extérieure. Elle est légitimée au niveau international par la résolution du 28 septembre 2001 obligeant tous les pays de l’ONU à prendre des mesures contre le terrorisme, et exige des États un contrôle strict des migrations et de sécurité aux frontières [3].
La « guerre au terrorisme » est une guerre aux peuples, concomittante à une autre, née dans les années 80, et entrainant des processus complémentaires : la « guerre à la drogue ». Cette dernière légitimera les États-Unis à une série d’ingérence sous couvert de coopération, notamment en Amérique du sud, et une mise sous coupe policière générale des quartiers populaires du monde entier. Dans les deux cas nous avons à faire à des États qui répondent brutalement à des maux qu’ils ont eux-mêmes créé sans jamais répondre à leur cause matérielle : la survie par la drogue ou par des solidarités religieuses, conséquence de la destruction des solidarités ouvrières et tiers-mondistes provoquée par l’offensive néolibérale et le redéploiement de l’impérialisme occidental des années 80.
De Huntington à Renaud Camus
La guerre au terrorisme, c’est aussi un accompagnement idéologique raciste de justification dans les métropoles impérialistes. Elle s’est appuyée idéologiquement sur la théorie du choc des civilisations de Samuel Huntington, reprise par les néoconservateurs américains comme Paul Wolfowitz, principal artisan et défenseur des guerres préventives, défendant la « légitimité universelle des valeurs américaines » à imposer la démocratie par la force.
Cette pensée américaine connaîtra son équivalent français (Philippe Val, Caroline Fourest, Pascal Brukner etc) autour de la « défense de l’universalisme républicain » qui se cristallisera dans le combat contre « l’islam politique » et les femmes à « libérer » en Afghanistan comme dans les salles de classes ! Cette idéologie clairement colonialiste désignant un ennemi de l’intérieur et de l’extérieur aura préparé les opinions mondiales à l’acceptation de la théorie fasciste du grand remplacement de Renaud Camus.
Une des conséquences idéologiques de la guerre au terrorisme, ce sera aussi le boom du complotisme à partir du 11 septembre [4] qui, suite aux mensonges et opportunismes de l’administration Bush pour envahir l’Irak, à l’impunité israélienne, aux tortures et à la surveillance de la NSA... ont rendu audible la réception des lectures paranoïaques du monde, souvent antisémites. On peut en effet s’interroger sur les finalités de ces guerres : de l’aveu même de la DGSE en 2010 « la guerre au terrorisme c’est une mitrailleuse pour tuer un moustique où on rate le moustique, mais les dégâts collatéraux sont patents au quotidien [...] le 1er effet étant d’en alimenter le vivier » [5].
Tout en le sachant, l’État français est entré de plein pied dans cette guerre. Il y a bien-sûr des déterminants économiques pour le contrôle de régions riches en pétrole et en gaz, et certains capitalistes s’enrichissent en dealant avec les seigneurs de guerre plutôt qu’avec des États (on pense à Lafarge commerçant avec Daesh), mais pour les États l’enjeu des ressources y est surtout géo-stratégique. Pas toujours facile de cerner ces enjeux contradictoires, dès lors que complotisme, xénophobie et racisme fleurissent de ces sales guerres impériales !
Résistances, révolutions et mouvement antiguerre
Mais cette guerre fait face à des obstacles et résistances diverses. Les révolutions arabes de 2011 seront un cassus belli : les soutiens renforcés de la France et des États-Unis aux régimes autoritaires de Ben Ali et Mubarak au nom de la guerre contre le terrorisme font de ces révolutions également un camouflet anti-impérialiste. Mais c’est également en son nom que se fera la contre-révolution : soutien au régime saoudien intervenant à Barhein et au Yémen, coup d’état et répression sanglante de 2013 du Général Sissi en Égypte, accueilli en grande pompe à Paris, tandis que la coalition internationale contre Daesh conduira de fait à une alliance rivale de la Russie et de Bachar, laquelle écrasera la révolution syrienne dans un très préoccupant silence de la gauche.
Dans toutes les guerres d’occupation, les résistances armées connaissant les terrains, tiennent en échec l’envahisseur et se réinventent toujours : utilisation de drones artisanaux par les résistances à Gaza, par le PKK et les YPG, par les Talibans et utilisés actuellement par la résistance ukrainienne. S’installe des conflits interminables, coûteux et ingagnables où l’État agresseur abdique par épuisement. L’impossible maîtrise du pays et les contestations qui eurent lieux aux États-Unis suite aux nombres de soldats tués les obligeront à quitter l’Irak au bout de huit ans. Les révélations des surveillances de la NSA par Snowden en 2013 mettront un frein à l’impunité du Patriot Act mais ne sonneront pas sa fin. La guerre en Irak déclenchera une mobilisation internationale gigantesque d’opposition qui offrira un renouveau du mouvement antiguerre durant une décennie aux USA et au Royaume-Uni.
En France, il y aura bien naissance d’un mouvement antiguerre en 2003, mais depuis aucune mobilisation d’ampleur n’a eu lieu alors que la France a été engagée ces vingt dernières années dans au moins onze pays : Afghanistan, Côte d’Ivoire, Libye, Centrafrique, pays de l’opération Barkhane et Chammal [6], auxquels il faut ajouter les opérations dans la Corne de l’Afrique et les ventes d’armes aux Saoudiens menant une guerre sanguinaire au Yémen. En dehors des massives mobilisations contre les guerres menées par Israël à Gaza en 2009 et 2014 dénonçant la complicité française, aucun mouvement antiguerre contre nos interventions armées directes.
L’indispensable soutien de la gauche à la résistance kurde comme résistance populaire à Daesh a malheureusement mis au second plan l’opposition à l’intervention de la coalition internationale et ses dizaines de milliers de morts civiles [7]. Après les attentats de 2015, un collectif « Ni guerre ni état de guerre » se montera et initiera quelques mobilisations comme lors de la venue de Trump à Paris, mais le mouvement anti-impérialiste, pris dans des écueils de positionnement antagoniste dit « campiste » (position acritique à des régimes aux postures anti-américaines, au mépris des résistances populaires à ces régimes) et « ni-niste » (positionnement renvoyant dos à dos des acteurs inégaux du style « ni Israël ni Hamas » au mépris, à nouveau, des résistances populaires) a conduit à une paralysie du mouvement social français sur la question, avec une population non réceptive, travaillée par le nationalisme, l’islamophobie et tétanisée par des attentats pourtant en lien avec nos agressions armées [8]. Cette absence de front antiguerre pourrait se payer cher.
Alors quel bilan ?
Vingt ans plus tard le bilan est lourd. L’occident indigné de l’invasion russe sur une partie du territoire de l’Ukraine n’en est pas innocent : celle-ci n’a d’égale que l’invasion de l’Irak et l’intervention en Libye en toute impunité, et d’avoir laissé les mains libres à Poutine en Syrie et en Tchétchénie. L’islamophobie qui gagne l’Inde ou la Chine avec le génocide des Ouïghours se justifie toujours également par la guerre au terrorisme. L’intégrisme religieux, lui, n’a pas reculé. Les conséquences autoritaristes et racistes sur nos sociétés, la montée de l’extrême droite où pullulent militaires et mercenaires, sont rarement analysées en articulation à ces 20 années de guerre au terrorisme. Pourtant une telle frénésie guerrière ne peut pas ne pas avoir de conséquences en métropole. Si on semble sortir du cycle de la guerre au terrorisme suite aux retrait d’Afghanistan et du Sahel, c’est qu’elle est un échec face aux résistances qu’elle provoque et que les américains priorisent désormais l’espace Pacifique. Mais la crise de l’impérialisme français déclinant en fait une bête acculée, pas prête à renoncer à la rhétorique de la guerre au terrorisme.
Nicolas Pasadena (UCL Montreuil)
La guerre au terrorisme en quelques chiffres
Le bilan humain est catastrophique, c’est de 1 à 2 millions de mort·es causé·es par la guerre au terrorisme, certaines estimations pour l’Irak parlent d’un million d’Irakien·nes, et jusqu’à 3 millions de mort·es si on compte la Guerre du Golfe de 1991, les bombardements de 1998 et l’embargo.
En détail c’est :
– 220 000 victimes Afghan·nes et 80 000 Pakistanais·es ;
– En Libye, la guerre et le chaos qui s’est installé depuis ont fait au moins 150 000 mort·es ;
– La guerre en Syrie autour de 560 000 mort·es, en Irak autour de 56 000 mort·es civiles depuis 2014 (2117 raids aériens sur Raqqua par la coalition international notamment par des rafales français). Les mort·es de l’année 2015 en Syrie-Irak c’est l’équivalent du nombre de victimes du Bataclan, par jour, causé·es par la coalition internationale ;
– Guerre au Yémen, 233 000 morts (avec notamment des armes françaises) dont un quart d’enfants ;
– Au Sahel, la coalition menée par la France a tué plus de civil·es (qu’elle est soit-disant censée protéger) que les groupes armés terroristes, sans parler des viols, chantages sexuels aux rations alimentaires, etc. ;
– 35 millions de réfugié·es ;
Le bilan écologique de ces guerres est également énorme : érosion et contamination des sols, pollution des mers, des eaux non traitées, utilisation de munitions à l’uranium appauvri en Irak, Afghanistan, Syrie, au Liban et à Gaza, provoquant leucémie, malformations, etc.
L’industrie française d’armement par contre représente un chiffre d’affaire de 15 milliards d’euros par an (l’Arabie Saoudite est le premier client de la France).
[1] 50 000 militaires français en Afghanistan d’après « Retrait d’Afghanistan : 3 613 soldats de la coalition, dont 2 465 Américains, sont morts en vingt ans de conflit », Le Monde, août 2021.
[2] Grégoire Chamayou, La théorie du drone, La Fabrique, 2013
[3] Résolution des Nations Unies n°1373, adoptée le 28 septembre 2001 par le Conseil de sécurité à sa 4385e séance sur le site Uunodc.org
[4] On pense au torchon de Thierry Meyssan, L’Effroyable imposture, paru en 2002.
[5] Alain Chouet, ancien numéro 2 de la DGSE en commission du sénat, 2010.
[6] Opération Barkhane : Mali, Mauritanie, Burkina Faso, Niger, Tchad. Opération Chammal : Syrie-Irak.
[7] 1 600 bombes et 18 000 obus sur les villes syriennes et irakiennes, utilisation de phosphore blanc à Raqqa et Mossoul. La France est le deuxième contributeur des tirs d’artillerie derrière les États-Unis, 600 frappes sur Mossoul ville rasée à 80 % avec les canons français Caesar.
[8] « Les attentats auraient été commis en représailles à l’action de la France en Syrie », Les Échos, 14 novembre 2015
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