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Palestine : 1947, la Nakba, la France et la gauche
La France porte une responsabilité historique dans la réalisation du projet d’État juif qui conduit à la Nakba : l’expulsion des Palestinien·nes de leurs terres. La classe politique française et la gauche, communistes compris, convergent alors dans un unanimisme sioniste toujours prégnant aujourd’hui.
En 1942 a lieu la conférence de l’Hôtel Biltmore, à New York, où les représentants du mouvement sioniste international revendiquent la création d’un État juif. La priorité est alors de combattre le « Livre blanc » de 1939 qui limite l’immigration en Palestine à 15 000 personnes par an, seule concession des Britanniques à la révolte arabe de 1936-1939 [1].
Si l’Agence Juive, organisation sioniste créée en 1929 et alors dirigée par David Ben Gourion, ne s’oppose pas frontalement aux Britanniques [2], ce n’est pas le cas de la droite sioniste : l’Irgoun et le Lehi – dit aussi groupe Stern du nom de son fondateur Avraham Stern – multiplient les assassinats et les attentats meurtriers.
C’est à cette période que remontent les liens entre les Forces françaises libres du Levant, alors basées en Palestine, et le mouvement sioniste, notamment lors de la campagne de Syrie. La Haganah (milice sioniste contrôlée par l’Agence Juive) fournit des facilités logistiques aux gaullistes ainsi qu’une assistance technique.
La France, soutien des sionistes
Le conflit mondial terminé, la guerre entre Britanniques et groupes sionistes se poursuit en Palestine. La France, déjà évincée de la Syrie et du Liban par les nationalistes arabes grâce au soutien des Britanniques, n’entend pas être exclue de la région et apporte ainsi son soutien aux groupes sionistes. En 1945, Ben Gourion est à Paris où il organise le combat contre les Britanniques. Il retrouve de nombreux alliés de la cause sioniste dans la classe politique, tel Léon Blum, alors à la direction de la SFIO. Le Lehi installe de son côté un centre opérationnel dans la capitale française. De là, il coordonne une campagne de lettres piégées à destination d’officiels britanniques [3]. La France est alors une base logistique des troupes sionistes, elle héberge de nombreux camps d’entrainement de la Haganah [4].
Le soutien français passe aussi par l’appui à l’immigration juive en Palestine depuis la côte varoise. André Blumel, proche de Blum et délégué officieux de la Haganah, intervient auprès du ministère de l’Intérieur pour accélérer le transit des immigrants ainsi que des armes transportées par bateau. Il héberge chez lui une antenne émettrice à disposition du réseau de surveillance de la Haganah, tolérée par le ministère de l’Intérieur, qui permettra au « Mossad pour l’immigration clandestine » d’affréter plusieurs navires [5].
À la libération, les gouvernements européens s’inquiètent du devenir des réfugiés des camps nazis, notamment des troubles que pourrait créer leur retour chez eux, alors que l’antisémitisme est encore virulent en Europe (comme en témoigne en 1946 le pogrom de Kielce en Pologne). Le projet d’État juif en Palestine est perçu comme un moyen de « se débarrasser » des réfugiés. Les États occidentaux, États-Unis inclus, maintiennent leurs portes fermées aux réfugiés juifs durant et après la guerre, écartant de fait « toute solution à la question des Juifs rescapés du nazisme qui ne fut pas celle du retour à la “terre promise” » [6].
Le plan de partage : une convergence impérialiste
Un nouvel événement vient choquer l’opinion. Le 18 juillet 1947, L’Exodus, bateau de réfugiés juifs affrété par la Haganah et parti de Sète quelques jours plus tôt, est arraisonné par les Britanniques au large de Haïfa.
Des enquêteurs de l’United Nations Special Committee on Palestine (UNSCOP, Comité spécial des Nations unies sur la Palestine), alors présents à Haïfa, sont témoins de l’assaut des Britanniques sur le navire.
L’opération de L’Exodus, « planifié[e] de telle sorte qu’un échec puisse se prêter à une utilisation fructueuse [...] fut un coup de maitre en matière de propagande » [7] : elle influe sur le rapport des enquêteurs.
À la suite du rapport de l’UNSCOP, l’ONU soumet au vote une proposition de partage de la Palestine le 29 novembre 1947. Celle-ci prévoit 55 % du territoire pour le mouvement sioniste, qui ne possède alors que 7 % des terres. La France est indécise. Dans un premier temps, Alexandre Parodi, représentant de la France à l’ONU, s’abstient sur consigne de George Bidault, le ministre des Affaires étrangères. Ce dernier, qui craint que le vote du plan de partage provoque des troubles en Afrique du Nord, propose d’ajourner le vote d’une journée.
Ce temps est mis à profit par le président de la République, Vincent Auriol, et Léon Blum, qui s’activent pour que la France se prononce favorablement : Blum, dans une lettre à Bidault, écrit « rien n’est pire pour nous, du point de vue de nos territoires d’Afrique du Nord, qu’une marque de faiblesse et de peur vis à vis du fanatisme panarabe » [8].
Le vote de la France entraine celui de pays catholiques du Benelux et d’Amérique latine. Les États-Unis, où Truman, pour des raisons électorales, vote le plan de partage, font pression pour que celui-ci soit voté par Haïti, les Philippines et le Liberia (avec des menaces de Firestone, le géant du pneu, de ne plus acheter l’hévéa du pays [9]).
L’URSS le vote également : ce sont les premiers à reconnaitre Israël le 15 mai 1948, et à lui livrer des armes, Staline voyant derrière le projet sioniste un moyen de s’implanter dans la région [10]. Le plan de partage est refusé par le Haut Comité arabe ce qui déclenche les hostilités en Palestine : c’est le début de la Nakba, la « Catastrophe » en arabe (voir encadré).
Les relations entre Israël et la France sont distantes durant les premières années. La France exige que Jérusalem soit sous contrôle international, comme le stipule le plan de partage, afin de garantir la protection des lieux saints. Israël refuse, ce qui explique sa reconnaissance tardive par la France, le 1er mai 1949. Des comités pro-israéliens se créent alors en France, faisant valoir que l’établissement de relations étroites avec le nouvel État lui permettrait de « retrouver son influence au Levant ».
Après l’agression tripartite israélienne et franco-britannique de 1956 contre l’Égypte de Nasser, alors soutien du FLN algérien, la France devient, jusqu’à 1967, le principal appui et fournisseur d’armes d’Israël.
Gauche pro-sioniste, antisionisme nord-africain
La gauche française porte une responsabilité politique dans l’appui au projet sioniste : en 1947 est créée la Ligue française pour la Palestine libre sous l’impulsion de Sartre, alors affilié au Comité hébreux de libération nationale sous l’influence de l’Irgoun. Elle réussit à s’imposer grâce au recrutement de personnalités intellectuelles et politiques de premier plan telles Simone de Beauvoir, Jules Romain, Louis Jouvet ou Edgar Faure.
Seuls le journal Témoignage Chrétien et Daniel Guérin prennent position pour les Palestiniens [11].
Si le projet sioniste trouve écho de la droite à la gauche, ce n’est pas le cas auprès des Juifs de France : en 1948, seuls 640 Juifs français migrent en Israël et, jusqu’en 1968, jamais plus d’une centaine par an. Lucide, Raymond Aron pressent « la suite inévitable, une guerre prolongée entre les Juifs devenus Israéliens et le milieu musulman » [12].
Chez les Juifs de France surgit au contraire la peur qu’on leur impose la Palestine alors qu’ils viennent tout juste de retrouver leur citoyenneté. L’engouement à gauche interroge : alors que le combat de la Résistance était de réaffirmer l’unité républicaine des Juifs comme étant des Français comme les autres, la gauche s’engouffre dans une lecture ethniciste et généalogiste des Juifs.
Ce n’est pas un trope uniquement français : une motion de la Conférence syndicale internationale de 1945 déclare que « le peuple juif soit mis dans la possibilité de poursuivre la reconstruction de la Palestine en tant que son foyer national, et cela par l’immigration, la colonisation et le développement industriel » [13].
Le nationalisme arabe est, de son côté, décrété infâme, étant perçu tout à la fois comme « un sous-produit du nazisme et une invention de l’impérialisme britannique » [14]. Si « la résistance des indigènes restait insaisissable aux catégories de la gauche » [15], les représentants du Parti du Peuple Algérien (héritier de l’Étoile Nord-Africaine de Messali Hadj qui avait dénoncé le colonialisme sioniste dès les années 1920) soulignent la proximité entre la lutte des Palestiniens contre le sionisme et celle des Magrébins contre l’impérialisme français, « le “foyer national juif” préfigurait le “foyer national français” en Afrique du Nord » [16]. Lors du vote du plan de partage, Abdel-Krim-el-Khatabi, leader de la République du Rif dans les années 1920, exilé au Caire avec d’autres dirigeants nord-africains, câble à Alexandre Parodi que le vote de ce plan aurait « de graves répercussions en Afrique du Nord ».
Le rôle de la France
Rivalités franco-britanniques, réactions face aux menaces du panarabisme pour l’Empire, antisémitisme soucieux de se débarrasser des réfugiés d’Europe de l’Est : voilà les déterminants fondamentaux du soutien français à la création de l’État d’Israël, enfant de l’impérialisme et non d’une prétendue mauvaise conscience ou autres réparations. Le soutien de la gauche s’explique par un « européocentrisme qui n’était pas encore honteux et qui faisait que les Juifs en Palestine incarnaient le progrès et, distinction suprême, les idéaux socialistes […] opposition entre ces pionniers et un monde immobile, arriéré féodal, fanatique » [17]. Si se solidariser avec la Palestine est encore compliqué aujourd’hui, c’est que cet épisode historique a déterminé en grande partie la vision de la France et de la gauche sur le sionisme.
Encombré de cet héritage colonial, l’expression d’une solidarité internationaliste solide avec le peuple palestinien reste difficile ; il devient urgent de le dépasser.
Nicolas Pasadena (UCL Montreuil)
Chronologie
-* 1942 : conférence de l’Hôtel Biltmore, revendication officielle de création d’un « État juif ».
-* 1942-1947 : guerre civile entre groupes sionistes et Britanniques.
-* 22 JUILLET 1946 : attentat de l’hôtel King David par l’Irgoun faisant 91 morts dont 28 Britanniques, 41 Arabes et 17 Juifs.
-* ÉTE 1947 : arraisonnage par les Britanniques de L’Exodus provoquant une émotion mondiale.
-* 29 NOVEMBRE 1947 : vote de la proposition du plan de partage de la Palestine à l’ONU. Les sionistes acceptent, les Palestiniens refusent. Début de la guerre civile de 1947-1948 en Palestine et de l’exil des Palestinien·nes.
-* 14 MAI 1948 : proclamation de l’État d’Israël par Ben Gourion, déclaration de guerre des États arabes le lendemain.
-* AUTOMNE 1956 : agression tripartite franco-britannique et israélienne contre l’Égypte à la suite de la nationalisation du canal de Suez. La France devient le principal allié d’Israël.
La Nakba et la guerre de 1947-1948
Du 30 novembre 1947 au 14 mai 1948, date de la proclamation de l’État d’Israël, une première guerre a lieu entre des organisations armées sionistes (Haganah, Palmach, Irgoun et Lehi) et les Palestiniens soutenus par des volontaires venant de pays arabes. Le 1er décembre, le Haut Comité arabe décrète une grève générale de trois jours. La lutte est menée par Abd el Kader Al Husseini : à la tête de quelques milliers de volontaires, il organise un siège de Jérusalem durant plusieurs mois. De décembre 1947 à janvier 1948 environ 70 000 Palestinien·nes fuient les agglomérations. Fin mars, le total des réfugié·es se monte à environ 100 000. Le plan Dalet de périmétrisation militaire – en réalité plan global d’expulsion rédigé par la Haganah et adopté le 10 mars 1948 –, implique le déplacement de villages et de cibler les « centres ennemis » : « procéder à l’encerclement du secteur municipal arabe central et à son isolement des voies d’accès, ainsi qu’à l’arrêt de ses services essentiels (l’eau, l’électricité, le carburant) ».
Les troupes de la Haganah prennent militairement le contrôle du territoire qui avait été donné à l’État juif et l’élargissent. Dans la section 3b du plan, on trouve parmi les objectifs comment traiter les « centres de populations ennemis occupés » : « destruction de villages […], en particulier les centres de population dont le contrôle continu est difficile. [...] En cas de résistance, les forces armées doivent être détruites et la population expulsée en dehors des frontières de l’État hébreux » [18].
Le 9 avril 1948 a lieu le massacre de Deir Yassine à l’ouest de Jérusalem, perpétré par 120 combattants de l’Irgoun et du Lehi, qui provoque de 120 à 250 morts. D’autres massacres s’ensuivent, favorisant l’exil des Palestinien·nes. La guerre de 1948-1949 achève l’expulsion des 800 000 Palestinien·nes.
[1] Voir « La grande révolte palestinienne de 36-39 », Alternative libertaire, mars 2010.
[2] Ben Gourion déclare : « Nous aiderons les Britanniques dans la guerre comme s’il n’y avait pas de Livre blanc et nous lutterons contre le Livre blanc comme s’il n’y avait pas la guerre », « David Ben Gourion (1886-1973) », Hérodote.net, 13 octobre 2023.
[3] Charles Enderlin, Les Juifs de France, entre République et sionisme, Seuil, 2020.
[4] Samir Kassir et Farouk Mardam-Bey, Itinéraire de Paris à Jérusalem, la France et le conflit israélo-arabe. Tome 1, 1917-1958, Les livres de la revue d’études palestiniennes, 1992.
[5] Ibid.
[6] Ibid.
[7] Jacques Derogy, La Loi du retour, la secrète et véritable histoire de l’Exodus, Fayard, 1970.
[8] Samir Kassir et Farouk Mardam-Bey, op.cit
[9] Jean-Pierre Langelier, « Le partage de la Palestine », Le Monde, 30 novembre 1997.
[10] Le soutien du PCF découle de cet alignement de Staline : en 1941, l’ambassadeur soviétique à Londres Ivan Maïski déclare : « Si la Russie soviétique veut s’intéresser au futur du Moyen-Orient, il est évident que les Juifs avancés et progressistes de Palestine représentent plus de promesses pour nous que les Arabes retardataires contrôlés par les cliques féodales », Arnold Kramer, « Soviet Policy on Palestine. 1947-1948 », Journal of Palestine Studies, hiver 1973.
[11] Daniel Guérin, Ci-gît le colonialisme. Algérie, Inde, Indochine, Madagascar, Maroc, Palestine, Polynésie, Tunisie. Témoignage militant, De Gruyter/Mouton, 1973.
[12] Samir Kassir et Farouk Mardam-Bey, op.cit
[13] Ibid.
[14] Ibid.
[15] Ibid.
[16] Ibid.
[17] Ibid.
[18] 1. Ilan Pappé, La guerre de 1948 en Palestine, La Fabrique, 2000
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