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1880-90 : Quand l’antisémitisme se voulait doctrine sociale
Dans la décennie 1880, le mouvement socialiste était travaillé par l’antisémitisme. Il s’en dissocia dans les années 1890. Puis, en 1898-1899, avec l’Affaire Dreyfus, le classa définitivement comme réactionnaire, sans se défaire entièrement de ses scories. Quels étaient les fondements de cet antisémitisme de gauche ? Pourquoi l’hésitation initiale à le pourfendre ? Et comment la prise de conscience s’opéra-t-elle ?
En 1895, à la veille de l’Affaire Dreyfus, l’attitude de l’anarchisme vis-à-vis de l’antisémitisme est assez similaire à celle du reste du mouvement socialiste : hostile sur le plan doctrinal, indifférente voire complaisante dans les faits. En ce XIXe siècle qui ressasse les stéréotypes de la judéophobie chrétienne, et où les théories racialistes « scientifiques » sont à la mode, l’antisémitisme n’est nullement une opinion honteuse. Il est même massivement véhiculé par la presse conservatrice et catholique.
L’historien Michel Dreyfus a calculé qu’en 1897, ses quatorze quotidiens touchent au total 2 millions de lecteurs. Très loin devant les 250.000 lecteurs atteints par les six titres républicains de gauche et socialistes. À lui seul, le quotidien papiste La Croix, qui se proclame « le plus antijuif de France » touche 500.000 lectrices et lecteurs. La thèse de Michel Dreyfus est qu’il n’y a pas eu de formulation d’un antisémitisme original par le socialisme, mais une puissante imprégnation par un antisémitisme ambiant. C’est pourquoi, plutôt que d’un « antisémitisme de gauche » il a préféré parler de l’« antisémitisme à gauche » [1].
Le premier à politiser la vieille judéophobie médiévale avec des arguments de son temps est le fourriériste Alphonse Toussenel, qui publie en 1847 Les Juifs, rois de l’époque [2]. Écrivant sous la monarchie de Juillet, qui voit l’essor du capitalisme français, Toussenel affirme en substance que l’ère qui s’ouvre signe le triomphe de l’« esprit juif », c’est-à-dire l’arrivée au pouvoir des affairistes, des spéculateurs et des banquiers, dont le baron Rothschild est la figure tutélaire –et qui sera la cible obsessionnelle des antisémites.
L’antisémitisme est présent chez Auguste Blanqui, le plus éminent chef révolutionnaire des années 1850-1860, mais pas de façon structurante. Il devient en revanche central chez certains de ses disciples, notamment Gustave Tridon [3].
C’est dans les années 1880 que cet antisémitisme politique effectue une percée dans les milieux socialistes et d’anciens communards, par le biais du blanquisme et de La Revue socialiste de Benoît Malon. Les ouvrages de Gustave Tridon, d’Auguste Chirac [4] et d’Albert Regnard [5] lui donnent alors ses lettres de noblesse. Mais nul ne fera autant qu’Édouard Drumont avec son livre publié en 1885, La France juive [6].
À la différence des précédents, Drumont est un catholique assidu, et son anticapitalisme n’est que superficiel. Son talent de pamphlétaire est en revanche bien supérieur, et il sait présenter au grand public les thèses antisémites sous un jour sensationnel. Son style, c’est le scandale et l’outrance. Le succès de librairie est phénoménal : 140 rééditions en deux ans.
Réfutation doctrinale, mais indifférence politique
Tridon, Regnard, Chirac ou Drumont n’échafaudent, au plan théorique, qu’un salmigondis mêlant anticapitalisme et racisme –un racisme où la « race », mot à tout faire, procède à la fois du sang, de la religion, de la culture et de l’appartenance à la classe capitaliste. Ils n’en élèvent pas moins leur antisémitisme au rang de doctrine politique [7]. Comment le mouvement ouvrier a-t-il réagi à cette proposition doctrinale ? Par un haussement d’épaules.
Durant la majeure partie des années 1880, les journaux anarchistes et socialistes tiennent officiellement l’antisémitisme pour une doctrine erronée. Non pas sur la base d’une argumentation antiraciste, mais parce que, de leur point de vue, les antisémites, en limitant leurs attaques à la fraction juive de la bourgeoisie, ne désignent pas la vraie cible : le capitalisme dans son ensemble.
Ceci étant dit, anarchistes et socialistes ne font pas un mauvais accueil au livre de Drumont : ses diatribes contre « Rothschild » et « les banquiers juifs » ne sont pas ressenties comme contre-productives si elles peuvent éveiller la révolte populaire contre le capitalisme en général.
L’ignorance d’un prolétariat juif
Le fantasme du « Juif usurier » circule d’autant plus aisément à gauche que le prolétaire français moyen ne côtoie ni Juifs ni Juives. En 1882, le Consistoire en recensait 60 000 en France, soit environ 0,17% de la population totale, pour l’essentiel invisibles car totalement assimilés. Les Juifs connus, par la force des choses, appartiennent plutôt à l’intelligentsia et à la bourgeoisie, où ils sont effectivement surreprésentés : en 1892, sur 440 patrons d’établissements financiers, on compterait 90 à 100 Juifs [8]. De telle sorte qu’avant les années 1900, comme le souligne Michel Dreyfus, « aucun penseur, aucun analyste n’a imaginé qu’il puisse y avoir aussi un prolétariat juif » [9].
Ce n’est qu’après l’Affaire Dreyfus que l’image du judaïsme se prolétarisera. L’immigration yiddish d’Europe de l’Est formera de forts contingents d’ouvriers tailleurs et chapeliers, qui constitueront d’ailleurs des syndicats affiliés à la CGT. En 1898, pour la première fois, la réalité du prolétariat juif aura été étudiée dans une thèse publiée à Bruxelles [10].
Les années 1880 marquent donc à la fois la pénétration de l’antisémitisme et son plus haut niveau d’acceptation au sein du socialisme. Une première dissociation survient au terme du phénomène boulangiste de 1888-1889.
Première dissociation suite au boulangisme
Mouvement antiparlementaire, patriote et confusionniste, agglomérant des tendances de droite et de gauche, le boulangisme rebat les cartes au sein du socialisme. Tandis que les « possibilistes » de Brousse et Allemane s’engagent dans la défense de la république, la majorité des blanquistes soutiennent Boulanger. Les guesdistes, eux, affichent une neutralité plutôt bienveillante à l’égard du « brav’ général ». Quant aux anarchistes, ils dénoncent à la fois le « césarisme » de Boulanger et l’hypocrisie de la république.
Quand le boulangisme décline, dès la fin de 1889, il cherche un second souffle en actionnant le levier antisémite, susceptible de faire vibrer la corde populaire, tout en attirant les subsides de l’aristocratie réactionnaire et cléricale. En l’absence de son chef exilé, l’état-major boulangiste noue alors une alliance avec la Ligue nationale antisémitique d’Édouard Drumont [11]. Leurs orateurs s’unissent pour un grand meeting le 18 janvier 1890 à Neuilly, sous le mot d’ordre « guerre aux Juifs ! » L’auditoire de 1 500 personnes est peu ordinaire : le prince de Tarente, le prince Poniatowski, le duc de Luynes, le duc d’Uzès, le comte de Dion et le vicomte de Kervéguen sont venus se mêler au petit peuple de la banlieue ouest [12]... L’événement est abondamment relayé par la presse qui y voit le possible acte de naissance « en France, d’un parti antisémite comme il en existe déjà en Allemagne, en Autriche, en Russie » [13].
Alors que l’antisémitisme n’avait été jusqu’ici, pour ainsi dire, ni de gauche ni de droite, ce marquage réactionnaire ne pouvait que le rendre suspect aux yeux des révolutionnaires. C’est sans doute pour cette raisons que, dans les années 1890, l’antisémitisme est identifié, à gauche, comme une escroquerie. Il disparaît de La Revue socialiste, et est rejeté par les socialistes antiboulangistes [14].
Les préjugés et stéréotypes ont la vie dure
Après l’épisode boulangiste, la doctrine antisémite est donc, en tant que projet politique, rejetée par la gauche. Mais les préjugés et les stéréotypes, eux, ont la peau plus dure. Pendant longtemps, ils surgiront encore sporadiquement, au détour d’un article, dans la presse anarchiste ou socialiste, réformiste comme révolutionnaire.
Et puis, il y a l’imprégnation du langage populaire. Les mots « juif », « youtre », « youdi » ou « youpin » y désignent alors couramment les pingres, les profiteurs et les exploiteurs, de façon plus ou moins déracialisée [15]. Dans un article du Père Peinard tout à fait symptomatique, Émile Pouget explique ainsi : « De religion, de race, il n’est plus question. Le youtre, c’est l’exploiteur, le mangeur de prolos : on peut être youtre tout en étant chrétien ou protestant ». De même que, selon lui, le mot « jésuite », loin de désigner un missionnaire catholique, signifie à présent, dans l’imaginaire populaire, « une ignoble crapule, un dégoûtant salop, vous faisant des mamours pour mieux vous étrangler » [16]. Une façon, sans doute, d’excuser les habitudes de son lectorat. Pouget y renoncera totalement quand, huit ans plus tard, il s’engagera à fond dans le camp dreyfusard.
Étonnamment, cette sémantique est véhiculée y compris par des révolutionnaires juifs comme Bernard Lazare qui, dans un livre de 1894, s’efforce d’établir un distingo acrobatique entre « juifs » et « israélites » – le premier terme devant selon lui s’appliquer aux grands banquiers et spéculateurs, et le second aux boutiquiers sans le sou [17]. Lazare va jusqu’à admettre que l’antisémitisme peut jouer un rôle positif : en encourageant la haine des riches, il hâtera une révolution qui fera disparaître les capitalistes et donc les causes de l’antisémitisme.
Mais dès l’année suivante, Bernard Lazare prend conscience de ces équivoques, et renie son livre [18]. À l’occasion d’une polémique avec Drumont, il affirme que l’« histoire de l’antisémitisme en France n’est qu’un coin de l’histoire du parti clérical ». Et de regretter : « Hier, on spécifiait avec affectation que, sous le nom de Juif, on désignait le loup-cervier de la Bourse, le financier louche, le courtier marron, celui qui vivait de l’agio et de la prédation, sans distinction d’origine et de culte. Il s’en trouvait qui s’excusaient presque de se servir du mot juif, mot, disait-on, consacré par l’usage et dont les israélites honnêtes auraient eu tort de se montrer froissés » [19].
Lazare, désormais, pense qu’il est temps de s’en montrer froissé, et d’en finir avec l’antisémitisme à gauche. C’est l’époque où, pionnier de l’Affaire Dreyfus, il se dépense sans compter pour prouver l’innocence du capitaine et convaincre les socialistes en général, et plus particulièrement ses camarades anarchistes, de s’engager. Ses efforts vont payer. Et l’Affaire Dreyfus sera le second moment, plus fondamental, de rejet par la gauche de l’antisémitisme.
Guillaume Davranche (UCL Montreuil)
Cet article ne traite que de la période 1880-1898. Pour les évolutions postérieures, il faut lire l’excellente synthèse de Michel Dreyfus, L’Antisémitisme à gauche, La Découverte, 2009.
OPÉRATION SÉDUCTION DERRIÈRE LES BARREAUX DE SAINTE-PÉLAGIE
Quelques mois avant le lancement du quotidien La Libre Parole, l’un des chefs du parti antisémite, le marquis de Morès, tenta vainement d’obtenir la collaboration d’anarchistes en vue.
Sous la IIIe République, il est fréquent qu’en prison, au régime politique, se coudoient des militants d’extrême droite et d’extrême gauche condamnés pour des discours ou des articles de presse. C’est ainsi que lors d’un séjour à Sainte-Pélagie, en 1891, les anarchistes Charles Malato et Michel Zévaco rencontrent le marquis de Morès. Cet aventurier mégalomane, cogneur, boulangiste puis figure de la Ligue antisémitique, travaille avec Drumont au lancement d’un journal et brûle d’y associer des plumes libertaires – la fine fleur de la subversion ! Parmi les noms envisagées : Michel Zévaco, Constant Martin, Émile Pouget et Charles Malato. Cette offre est repoussé avec dégoût par les intéressés [20].
« L’un s’appelle la réaction, l’autre la révolution »
Quelques mois plus tard, en avril 1892, le fameux journal voit le jour : c’est La Libre Parole, qui se taillera une part de marché en dénonçant à jet continu les « scandales juifs ». Bientôt il attaque Malato en le qualifiant d’« agent des Juifs », et plus précisément du baron Rothschild – cible obsessionnelle des antisémites.
Après avoir expédié une lettre d’insulte à Drumont, Malato exécutera l’escroc dans un livre paru en 1894 : « détourner contre les seuls Juifs les colères populaires. Débarrasser la banque chrétienne d’une rivale heureuse, faire oublier l’expropriation du capital productif en brûlant quelques chiffons de papier chez Rothschild, remplacer la guerre sociale par la religieuse, tirer les marrons du feu pour la monarchie cléricale [...], ah bien, non ! » Et de tracer une ligne infranchissable entre l’antisémitisme et l’anarchisme : « entre nos partis, la lutte est à mort : l’un s’appelle la réaction, l’autre la révolution » [21].
Cette assertion se vérifiera quatre ans plus tard quand, lorsque l’Affaire Dreyfus déchirera le pays, les anarchistes s’affronteront violemment aux antidreyfusards [22].
[1] Michel Dreyfus, L’antisémitisme à gauche. Histoire d’un paradoxe de 1830 à nos jours, La Découverte, 2009.
[2] Alphonse Toussenel, Les Juifs, rois de l’époque : histoire de la féodalité financière, G. de Gonet, 1847.
[3] Gustave Tridon, Du molochisme juif. Études critiques et philosophiques, Bruxelles, Édouard Maheu, 1884.
[4] Auguste Chirac, Les Rois de la République. Histoire des juiveries, P. Arnould, 1883.
[5] Albert Regnard, Aryens et Sémites. Le bilan du judaïsme et du christianisme (compilation d’articles parus dans La Revue socialiste), Dentu, 1890.
[6] Édouard Drumont, La France juive, Paris, Marpon & Flammarion, 1885.
[7] Pierre-Jospeh Proudhon (1809-1865) n’est pas listé ici car sa judéophobie foncière en resta au stade d’un sentiment confiné à ses carnets intimes. Il n’en fit pas une doctrine politique, contrairement à Toussenel, à Drumont et aux autres.
[8] Esther Benbassa, Histoire des Juifs de France, Seuil, 2000, citée par Dreyfus, op. cit., p. 21.
[9] Dreyfus, op. cit., p. 93.
[10] Leonty Soloweitschik, Un Prolétariat méconnu, étude sur la situation sociale et économique des ouvriers juifs, Bruxelles, Henri Lamertin, 1898.
[11] Zeev Sternhell, La Droite révolutionnaire (1885-1914), Folio, 1997, pp. 161-162.
[12] Grégoire Kauffmann, Édouard Drumont, Perrin, 2008, pp. 176-179.
[13] « La question juive », Gil Blas, 23 janvier 1890.
[14] Michel Dreyfus, op. cit., p. 73.
[15] Catherine Fhima, « La gauche et les Juifs », dans Histoire des gauches en France, vol. 1, La Découverte, 2004.
[16] Émile Pouget, « Youtres et jésuites », Le Père Peinard, 20 avril 1890.
[17] Philippe Oriol, Bernard Lazare, Stock, 2003, p. 30.
[18] Bernard Lazare, L’Antisémitisme, son histoire et ses causes, Léon Chailley, 1894. Ce livre, que Lazare renia peu après, fut récupéré des décennies plus tard par divers éditeurs antisémites, dont Kontre Kulture, d’Alain Soral.
[19] Bernard Lazare, Contre l’antisémitisme (Histoire d’une polémique), Stock, 1896.
[20] Sébastien Faure, « Vendus aux Juifs », Le Libertaire, 26 juin 1898 ; Charles Malato, De la Commune à l’anarchie, Stock, 1894, p. 272.
[21] Charles Malato, op. cit., pp. 272-273.
[22] « Janvier 1898 : Une première victoire sur les antisémites dans l’affaire Dreyfus », Alternative libertaire, janvier 2008.
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