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1987... Thomas Sankara, le « Che Guevara » africain ? AL septembre 2013
Thomas Sankara, leader révolutionnaire au Burkina Faso, assassiné en 1987, reste largement méconnu hors de l’Afrique. Sur ce continent il demeure une référence : « celui qui disait la vérité, vivait proche de son peuple, luttait contre la corruption et donnait espoir que l’Afrique retrouve sa dignité bafouée ».
La situation économique au début des années 1980 au Burkina Faso est préoccupante. Le service de la dette extérieure a triplé entre 1980 et 1984. Pays enclavé au cœur du Sahel où l’agriculture occupe 90 % de la population active, il a souffert de la sécheresse. En 1984, le déficit céréalier est estimé à 250 000 tonnes. En 1983, la balance commerciale subit un déficit record causé par les importations de produits alimentaires et la facture pétrolière. La notoriété de Thomas Sankara débute en 1974 après un exploit militaire lors de la guerre entre le Burkina Faso et le Mali. Au sein de l’armée il entreprend ensuite de regrouper les jeunes officiers d’abord pour défendre leurs conditions de vie, à la suite de quoi il participe à la création d’une organisation clandestine au sein de l’armée.
Cette période est celle d’une intense activité politique. Le Parti Africain de l’Indépendance (PAI) [1] est clandestin. Mais au travers de sa vitrine légale, la Ligue patriotique pour le développement (Lipad), il développe une activité publique : conférences, presse, animation en direction de la jeunesse. Rappelons au passage que le Burkina Faso a connu depuis son indépendance en 1960 une vie syndicale active, ce qui est rare sur le continent africain.
Les coups d’État se multiplient
Après une succession de grèves, un premier coup d’État militaire intervient en novembre 1980 soutenu par le Parti pour la démocratie et le progrès (PDP, membre de l’Internationale socialiste). Le nouveau pouvoir, répressif, jette les dirigeants syndicaux dans la clandestinité. Des officiers vont être mêlés à des scandales. Sankara, nommé secrétaire d’État à l’information démissionne en direct à la télévision. Un nouveau coup d’état en 1982 ne résout pas le clivage au sein de l’armée entre ceux qui proposent comme objectif une vie constitutionnelle normalisée et les officiers révolutionnaires regroupés autour de Sankara qui fustigent l’impérialisme et dénoncent « les ennemis du peuple ». La nomination de Sankara comme premier ministre est une victoire de ces derniers.
Sankara est arrêté le 17 mai 1983, alors que Guy Penne, conseiller de Mitterrand, est présent à Ouagadougou. Le PAI organise des manifestations demandant la libération de Sankara ce qui sera bientôt fait. Le 4 août 1983, les commandos du Centre d’entraînement de Pô, dirigés par Blaise Compaoré, montent sur la capitale. Les employé-e-s des télécommunications coupent les lignes et des civils attendent les soldats pour les guider dans la ville.
Un développement autocentré
Sankara définit ainsi son projet révolutionnaire : « Notre révolution n’aura de valeur que si […] nous pouvons dire que les Burkinabès sont, grâce à la révolution, un peu plus heureux, parce qu’ils ont de l’eau saine à boire, parce qu’ils ont une alimentation abondante, suffisante, parce qu’ils ont une santé resplendissante, parce qu’ils ont l’éducation, parce qu’ils ont des logements décents, parce qu’ils sont mieux vêtus, parce qu’ils ont droit aux loisirs ; parce qu’ils ont l’occasion de jouir de plus de liberté, de plus de démocratie, de plus de dignité » [2].
La tâche est immense, la Haute Volta étant parmi les pays les plus pauvres du monde [3]. « Un taux de mortalité infantile estimé à 180 pour mille, une espérance de vie se limitant à 40 ans, un taux d’analphabétisme allant jusqu’à 98 pour cent […], un médecin pour 50 000 habitants, un taux de scolarisation de 16 pour cent, et enfin un produit intérieur brut par tête d’habitant de 53 356 francs CFA soit à peine plus de 100 dollars » [4].
Le Conseil national de la révolution (CNR) lance aussitôt un « Plan populaire de développement » donnant priorité à l’agriculture. Le CNR décide de baisser de façon importante les dépenses de fonctionnement au profit de l’investissement. Le prix à payer va être lourd. L’effort « populaire d’investissement » se traduit par des ponctions sur les salaires de 5 à 12 % dans la fonction publique et la multiplication de « dégagements » [5] créant un mécontentement de couches urbaines pourtant acquises au régime. Le CNR prône un développement autocentré : « ces aides alimentaires qui nous bloquent, qui inspirent, qui installent dans nos esprits cette habitude, ces réflexes de mendiant, d’assisté, nous devons les mettre de côté par notre grande production ! Il faut réussir à produire plus, produire plus parce qu’il est normal que celui qui vous donne à manger vous dicte également ses volontés » [6].
Les fonctionnaires sont incités à porter le Faso Dan Fani, habit traditionnel fabriqué de façon artisanale. Les importations de fruits et légumes sont interdites pour inciter les commerçants à aller chercher la production dans le sud-ouest du Burkina. Une chaîne de magasins est mise en place sur tout le territoire. Les commerçants de céréales doivent respecter les prix fixés par le gouvernement. L’aide aux coopératives permet l’usage des machines.
Le CNR lance dès avril 1985 trois luttes : contre la coupe abusive du bois ; contre les feux de brousse ; contre la divagation des animaux. Les Comités de défense de la révolution (CDR) se chargent de faire appliquer ces mots d’ordre, non sans mesures coercitives. Partout dans le pays, les paysans sont incités à construire des retenues d’eau souvent à mains nues pendant que le gouvernement relance des projets de barrages qui dormaient dans les tiroirs. Des campagnes de reboisement dans les villages sont lancées, avec des plantations d’arbres obligatoires. En 15 mois, dix millions d’arbres sont plantés pour faire reculer le Sahel, 18 barrages sont construits pour l’irrigation en 1985, contre deux en moyenne avant Sankara. En quatre ans, le Burkina devient alimentairement indépendant.
Selon l’Unicef, de 1983 à 1986, le taux de scolarisation passe de 16,5 % à 24 %. Deux millions et demi de Burkinabès sont vaccinés : l’OMS félicite le Burkina Faso pour l’éradication de la polio, de la rougeole et de la méningite faisant ainsi chuter le taux de mortalité infantile.
Les dirigeants de Ouagadougou lancent dans un ambitieux Programme populaire de développement (PPD) prévoyant 160 milliards de francs CFA d’investissements entre octobre 1984 et décembre 1985. Le PPD a requis des concours financiers extérieurs très importants (129 milliards de francs CFA) et exigé un investissement humain considérable. Le Burkina se lance dans la « bataille du rail ». Sous l’égide des CDR la population est invitée à tour de rôle à venir poser des rails. Le chemin de fer du Sahel est lancé, ce qui doit permettre l’exploitation de l’important gisement de manganèse de Tambao, qui devient, avec le projet d’aménagement hydro-agricole de la vallée du Sourou [7], le symbole du Burkina nouveau.
Au niveau international, Sankara développe un discours anti-impérialiste sans concession. Il affirme que la dette est devenue le moyen de « reconquête savamment organisée de l’Afrique, pour que sa croissance et son développement obéissent à des paliers, à des normes qui nous sont totalement étrangers » [8]. Et il appelle ses pairs à ne pas la rembourser.
La question de la démocratie
Le nouveau régime est arrivé au pouvoir en l’absence d’un mouvement de masse porteur de pratiques autogestionnaires. La lutte contre la corruption, le projet de développement, la dénonciation de l’impérialisme, l’appel aux femmes, veulent favoriser un début de mobilisation sociale. De même en ville la baisse des loyers et des frais de scolarité, la suppression de l’impôt de capitation (par personne), les actions en faveur des transports en commun et des logements sociaux ont favorisé un premier élan populaire. Mais le cœur de l’organisation est constitué par les CDR, à la fois « organisations authentiques du peuple dans l’exercice du pouvoir révolutionnaire », et « détachements d’assaut » [9] qui « remplacent la police, la démocratie, les partis politiques et les syndicats ». « Les CDR sont composés surtout de jeunes gens et de jeunes filles liés à Sankara par des liens d’enthousiasme, d’adhésion spontanée. Mais comment contrôler les CDR ? Les exactions des CDR sont nombreuses, leur organisation est fragile, l’encadrement rudimentaire, la formation idéologique souvent inexistante » [10].
Très vite apparaît au sein des CDR le sentiment que la société est rétive au projet révolutionnaire : les salariés qui bénéficient d’un niveau de vie supérieur, la petite-bourgeoisie qui craint pour ses revenus, et même la petite paysannerie qui se cramponne à son mode de vie. La remise en cause hâtive – qui nécessiterait une double révolution sociale et culturelle – de la place des femmes et des « cadets » en position de subordination vis à vis des « anciens » a abouti à de terribles déboires. Les CDR se substituent à la mobilisation populaire et les conflits avec des fractions de plus en plus nombreuses de la population se multiplient.
Le licenciement de centaines d’enseignants et enseignates qui avaient fait grève les 20 et 21 mars 1984 pour demander la libération de deux de leurs dirigeants syndicaux va briser l’alliance entre les CDR et les syndicats très présents parmi les travailleurs des services publics. Le 6 juin, la Lipad publiait une déclaration expliquant notamment que « jamais les réalisations matérielles ou économiques ne peuvent constituer une justification ou un substitut aux libertés démocratiques ».
Puis vint la rupture, après l’éjection du PAI du CNR, confortant la position des militaires au sein du régime. Un lourd climat de tension politique s’installe sur le pays avec les arrestations, en octobre 1984, de Arba Diallo et Adama Touré, anciens ministres du PAI et celle en janvier 1985 de Soumane Touré, secrétaire général de la Confédération syndicale burkinabè (CSB).
Les CDR ont assumé de nombreuses responsabilités : assainissement des quartiers, gestion des problèmes locaux, développement de la production et de la consommation des produits locaux, participation au contrôle budgétaire dans les ministères. Mais ils ont aussi été à l’origine de nombreuses exactions : « Nous CDR, avons eu à exercer le pouvoir populaire. Sur le plan politique, sur le plan économique, sur le plan militaire, sur tous les plans de la vie nationale, à tous les niveaux de la vie des Burkinabès, nous, CDR, sommes impliqués directement […]. Partout où se trouvent des Burkinabès, le premier réflexe doit être pour eux de constituer un Comité de défense de la révolution parce qu’ils sont et existent grâce à la révolution. Et s’ils ne le font pas, ils vont à l’encontre de la révolution et il n’y a pas de raison qu’ils bénéficient des bienfaits de la révolution » [11].
Le complot
Aux causes internes s’ajoutent l’hostilité que suscitait Sankara, menaçant le pouvoir des présidents de la région et la présence française en Afrique. Le numéro deux du régime, Blaise Compaoré va se charger de son élimination. « À cette époque numéro deux d’une révolution à laquelle il ne croit plus, de plus en plus proche d’Houphouët grâce auquel il fit connaissance de sa future femme, le beau Blaise rencontra son homologue français alors premier ministre, via le président ivoirien et Jacques Foccart qui lui présenta l’état-major de la droite française, en particulier Charles Pasqua » [12].
Le 15 octobre 1987, Thomas Sankara est assassiné [Blaise Compaoré est condamné par contumace le 6 averil 2022] bien que déclaré « décédé de mort naturelle », puis enterré sans tombeau à Ouagadougou. La dissolution du Conseil national de la révolution est prononcée. L’effondrement rapide du régime de Thomas Sankara montre de fait les limites du processus politique engagé au Burkina pendant quatre ans et illustre la coupure qui existait entre le pouvoir réel et la masse de la population. Sans véritable processus démocratique au sein des classes populaires aucune révolution n’a d’avenir.
Jacques Dubart (AL Agen)
DE LA HAUTE-VOLTA AU BURKINA FASO
5 août 1960 : Indépendance de la Haute-Volta. Maurice Yaméogo est le premier président de la République de Haute-Volta avec un régime de parti unique.
3 janvier 1966 : Après un soulèvement populaire, Aboubacar Sangoulé Lamizana devient chef d’État « au nom de l’armée ».
25 novembre 1980 : Saye Zerbo prend la tête d’un coup d’État contre le président Lamizana et prend son poste.
Septembre 1981 : Thomas Sankara est nommé secrétaire d’État à l’information dans le gouvernement du colonel Saye Zerbo.
21 avril 1982 : Thomas Sankara démissionne, déclarant en direct à la télévision : « Malheur à ceux qui bâillonnent le peuple » !
7 novembre 1982 : Saye Zerbo doit faire face à l’hostilité durable des syndicats, avant d’être renversé le 7 novembre 1982 par Jean-Baptiste Ouédraogo, qui lui succède à la tête du Conseil du salut du peuple (CSP).
Janvier 1983 : Thomas Sankara est nommé Premier ministre.
17 mai 1983 : Thomas Sankara est limogé et mis aux arrêts. Il sera rapidement libéré et placé en résidence surveillée à Ouagadougou.
4 août 1983 : Un nouveau coup d’État contre Jean-Baptiste Ouédraogo place Thomas Sankara à la présidence du Conseil national révolutionnaire (CNR). Dès la prise du pouvoir, il appelle la population à se constituer en comité de défense de la révolution (CDR). La Haute-Volta change de nom et devient le Burkina-Faso.
15 octobre 1987 : Thomas Sankara est assassiné à Ouagadougou, lors d’un nouveau coup d’État dirigé par Blaise Compaoré. Ce dernier prend le poste de Président de la République. Jusqu’à aujourd’hui Blaise Compaoré a conservé cette fonction, élu et réélu en 1991, 1998, 2005 et 2010 lors de scrutins contestés [renversé par une révolte le 30 octobre 2014 alors qu'il s'apprêtait à modifier la constitution pour se présenter une cinquième fois en 2015]..
[1] Section burkinabè du parti créé en 1957 à Dakar qui se définissait comme « pan-négriste, panafricaniste et socialiste ».
[2] Discours du 2 octobre 1987 à Tenkodogo.
[3] La Haute Volta n’a guère progressé comparativement aux autres pays, 20 ans après l’assassinat de Sankara, le Burkina est classé au 171e rang sur 173 selon l’indice de développement humain du Pnud.
[4] Discours de Sankara devant l’assemblée générale de l’Onu le 4 octobre 1984.
[5] Environ 10 % des fonctionnaires ont été licenciés ou mis en retraite d’office.
[6] Discours prononcé à l’occasion de la 1re conférence nationale des CDR le 4 avril 1986.
[7] Socialisation des terres et projet d’irrigation de 40 000 ha, pour faire de la vallée le grenier du Faso.
[8] 8. Discours, prononcé en juillet 1987 devant une plénière de l’OUA.
[9] Discours de Sankara du 2 octobre 1983.
[10] Un nouveau pouvoir africain, Jean Ziegler.
[11] Première conférence nationale des CDR 4 Avril 1986.
[12] Jeune Afrique du 2 juin 1998.