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Février 1934 : De la tentative réactionnaire de coup d’État au sursaut antifasciste
Le 6 février 1934, en pleine crise économique et politique, les ligues d’extrême droite, profitant de la grogne sociale et d’un antiparlementarisme diffus, organisent une manifestation le jour où l’Assemblée nationale doit voter sa confiance en le nouveau gouvernement conduit par Édouard Daladier. En janvier, l’affaire Stavisky, scandale politico-financier auquel sont mêlés plusieurs parlementaires, fut l’occasion d’un regain de xénophobie et d’antisémitisme sous couvert d’antiparlementarisme. Le limogeage le 3 février du préfet Chiappe, proche de l’extrême droite, fut l’étincelle qu’attendaient les ligues pour entrer en action.
« Le Jour où la République a vacillé [1] » : que s’est-il passé le soir du 6 février 1934 ? Comment qualifier ces événements : tentative fasciste de coup d’État, coup de force réactionnaire contre le pouvoir de gauche ou expression confuse d’une exaspération sociale ? Le 6 février 1934, c’est un peu tout ça à la fois. C’est aussi le début d’un sursaut des forces de gauche qui, divisées depuis 1921, vont converger sur le plan syndical et politique pour aboutir à la victoire du Front populaire en 1936 et aux longues grèves qui s’ensuivent, lesquelles imposent au patronat des reculs historiques.
En février 1934, la France vit une triple crise. Une crise économique d’abord : les effets de la crise de 1929 se font fortement ressentir ; les prix augmentent ainsi que le nombre de chômeurs. La « classe moyenne » n’est pas épargnée et la colère sociale est diffuse. Une crise politique ensuite. Si un nouveau cartel des gauches a remporté la victoire lors des élections législatives de 1932, la SFIO (Parti socialiste – Section française de l’Internationale ouvrière) refuse l’alliance avec les radicaux et le centre droit qui gouvernent seuls. Les gouvernements se succèdent, toujours instables. Les forces de droite, notamment extra-parlementaires, n’acceptent pas cette assemblée « de gauche ».
Enfin, une crise du modèle républicain. La population tarde, plus de quinze ans après la fin de la guerre, à retrouver un niveau de vie auquel elle aspire. Sorti « considérablement affaibli de la Première Guerre mondiale », le régime parlementaire auquel est associée la République est « mis en accusation » [2]. Le pouvoir du Parlement est remis en question et certains avancent l’idée d’une réforme constitutionnelle qui mettrait sur pied un pouvoir fort, qui verrait un homme gouverner en lien direct avec le « Peuple » [3]. Les scandales politico-financiers sont l’occasion pour la presse d’extrême droite de déverser son discours réactionnaire et xénophobe sous fond d’antiparlementarisme. Ce discours est largement relayé par les ligues d’extrême droite et les associations d’anciens combattants alors très influentes.
Aux origines du 6 février
Se situant hors du jeu politique partitaire, les ligues et associations d’anciens combattants constituent des forces politiques très à droite [4] qui regroupent pour certaines plusieurs centaines de milliers d’adhérents. Parmi les associations, la très nationaliste Union nationale des combattants (UNC), compte 900 000 membres [5], tandis que les ultranationalistes Croix de feu du colonel de La Rocque regroupent quelques dizaines de milliers de membres.
De leur côté, les ligues sont divisées entre différents courants de l’extrême droite. On y retrouve les royalistes, ultranationalistes et antisémites de l’Action française (et leur bras armé, les Camelots du Roi), des nationalistes telles les Jeunesses patriotes et des ligues d’inspiration proprement fascistes : les Comités de défense paysanne, le Francisme et Solidarité française [6]. Si des ligues sont bien d’inspiration fasciste, elles ne sont ni les plus importantes en nombre, ni à l’origine des événements du 6 février.
À l’origine de la manifestation, plusieurs éléments dont deux ont particulièrement mis le feu aux poudres : l’affaire Stavisky et le limogeage du préfet Chiappe. L’affaire Stavisky, qui éclate en janvier 1934, est une affaire politico-judiciaire sur fond d’escroquerie à laquelle sont mêlés plusieurs parlementaires. Le principal intéressé, Alexandre Stavinsky, est né en Russie dans une famille juive : il est une cible de choix pour la presse réactionnaire sous fond d’antiparlementarisme et d’antisémitisme [7].
Le scandale politique qui s’ensuit amène à la chute du deuxième gouvernement du radical Camille Chautemps. Un autre radical, Édouard Daladier, est appelé à former un nouveau gouvernement. Trois jours après sa prise de fonction, le président du Conseil limoge le préfet de police Jean Chiappe, proche des monarchistes de l’Action française. Ce limogeage est perçu par l’extrême droite comme une provocation à laquelle elle entend répondre.
L’extrême droite à l’affut
Craignant des troubles, le gouvernement fait dépêcher des renforts de police, de gardes républicains et de pelotons mobiles de gendarmerie dans Paris. Des grilles d’arbres et des pavés sont enlevés tandis qu’au petit matin sont placardées, sur les murs de la capitale, des affiches appelant le « Peuple de Paris » à manifester. De son côté, L’Action française titre « Contre tous les voleurs, contre le régime abject TOUS, CE SOIR, DEVANT LA CHAMBRE » [8]. L’ambiance est électrique. Durant l’après-midi, les troupes sont déployées dans les lieux stratégiques notamment aux abords de l’Assemblée nationale. Ordre leur est donné de tenir le pont de la Concorde : les manifestant·es ne doivent pas franchir la Seine et accéder à la Chambre des députés.
Si des départs de cortèges des différentes organisations sont prévus un peu partout dès la fin d’après-midi, une foule s’amasse en ordre dispersé sur la place de la Concorde. Très vite, des premiers heurts éclatent avec les « forces de l’ordre ». À 18 h, la nuit tombée, d’autres affrontements ont lieu du côté des Halles : véhicules brûlés, magasins pillés. Le bruit court que ce sont des communistes, qui entendent ne pas laisser la rue et la colère à l’extrême droite, qui s’activent. Pendant ce temps, sur la place de la Concorde, les affrontements continuent. Un autobus est incendié. Pour disperser la foule, des coups de feu sont tirés. Un garde républicain est touché par un projectile au cours d’une charge : un premier mort, ce ne sera pas le dernier. La situation échappe à tout contrôle.
Convergeant vers le Palais Bourbon, les ligues se mettent en route. Sur le boulevard Saint-Germain, ce sont les Camelots du Roi de l’Action française. Depuis l’Opéra, les membres de Solidarité française dont le mot d’ordre est « La France aux Français ». Quant aux Jeunesses patriotes, elles partent de l’Hôtel de Ville. Réuni avec ses troupes sur l’esplanade du Trocadéro, le colonel de La Roque, voyant la situation dégénérer, ordonne à ses troupes de se disperser. Son objectif est d’empêcher Daladier d’obtenir l’investiture des parlementaires, en restant toutefois dans la légalité. L’objectif de l’Action française, tel que rappelé par le président de la Ligue d’Action française, l’amiral Antoine Schwerer, est clair : « Notre but, c’est de flanquer la République par terre », par tous les moyens, « Tous. Même légaux ! » [9].
Sur la place de la Concorde, la situation est insurrectionnelle. Malgré les assauts de la police, les manifestants essuient des jets de projectiles. Des coups de feu sont tirés par des manifestants, les forces de police répliquent, plusieurs manifestants sont touchés, des militants nationalistes tombent. Vers 21 h, le cortège de l’UNC, fort de plus de 20 000 personnes, se dirige vers la Madeleine (soit à l’opposé donc de la Chambre des députés). En cours de chemin, il se scinde en deux : une partie se dirige vers l’Élysée. La zone est interdite : la charge est violente, les blessés nombreux.
À 23 h, des barricades se montent sur la place de la Concorde. Nouvelle charge des forces de police : des coups de feu éclatent, huit morts. Le lendemain, l’armée est déployée dans la capitale, les manifestations sont interdites. Daladier présente sa démission au président Albert Lebrun. Gaston Doumergue est appelé à former un gouvernement d’union nationale, entre les radicaux et la droite. Celui-ci, guère plus stable que nombre de ses prédécesseurs, ne durera que neuf mois. Il verra l’entrée au gouvernement de Philippe Pétain en tant que ministre de la Guerre et, en octobre, de Pierre Laval aux Affaires étrangères…
Un tournant politique ?
Quelles furent les réactions à gauche le 6 et les jours suivants ? Cette journée du 6 février sonne comme un avertissement pour les forces de gauches, politiques et syndicales : « Le choc cumulé des événements de l’année 1933 et du 6 février 1934 ravive, au sein du camp républicain de gauche, les lointains souvenirs de la République en danger. Un front unique antifasciste émerge » [10]. Plus encore que l’ampleur des manifestations, la démission de Daladier est une mauvaise surprise pour le camp progressiste [11].
Le PCF, qui prend la mesure de l’échec de la mobilisation de l’Arac le 6 au soir – qui n’a réussi à rassembler que 3 000 personnes –, n’entend plus laisser la rue aux ligues. Il appelle « les ouvriers socialistes et communistes » [12] à une manifestation le 8 février avec un double mot d’ordre : « À bas la dictature sanglante du capital ! Vive le gouvernement ouvrier et paysan ! ». Là encore, la répression est sanglante avec quatre morts, tous adhérents au PCF. Malgré les déviances réciproques des instances dirigeantes, des militantes et militants socialistes ont rejoint le cortège communiste et, des deux côtés, on en appelle au « front unique à la base ».
La réaction du camp progressiste se fait dans un premier temps en ordre dispersé mais rapidement les mots d’ordre convergent vers un appel à manifester le lundi 12 janvier. C’est un appel à la grève générale par la CGT (proche de la SFIO) dès le 8 février dans Le Populaire, relayé le lendemain dans L’Humanité. La CGTU (proche du PCF) appelle également à la réussite de cette manifestation [13]. Le mot d’ordre reprend les mots prononcés dès le 6 février au soir au sein de l’hémicycle par Léon Blum : « La réaction fasciste ne passera pas » [14]. À Paris, deux cortèges, l’un socialiste et l’autre communiste, sont initialement prévus. Mais ils fusionnent, les militants communistes se joignant spontanément au cortège socialiste aux cris de « Unité ! Unité ! » [15].
L’union à la base
Partout en France, des cortèges, la plupart unitaires, rassemblent plusieurs centaines de milliers de manifestantes et manifestants. À ce propos, l’historien Antoine Prost souligne qu’il « apparaît alors que les communistes ont, localement, réalisé l’unité d’action avec les socialistes contre la menace “fasciste” avant même que le Komintern et les instances nationales du parti l’aient décidé » [16]. Il y voit « l’acte de naissance du Front populaire ». Au total, c’est près d’un million de personnes qui manifeste ce jour-là.
Une dynamique est enclenchée : elle voit s’accélérer le processus de réunification des deux confédérations, la CGT et la CGTU. En juin 1934, la CGTU avance « des propositions d’unité d’action à la confédération CGT » [17]. La réunification se réalise moins de deux ans plus tard, au congrès de Toulouse en mars 1936. Sur le plan politique, socialistes et communistes entament un rapprochement, même si la méfiance est toujours de mise. De nombreuses initiatives unitaires antifascistes prennent forme et aboutissent le 27 juillet 1934 : PCF et SFIO signent un « pacte d’unité d’action », dit « pacte d’unité d’action antifasciste », qui ouvre la voie au Front populaire.
David (UCL Savoies)
[1] Le jour où la République a vacillé : 6 février 1934 est le titre d’un documentaire réalisé par Cédric Gruat en 2020.
[2] Serge Berstein, Le 6 février 1934, Paris, Gallimard/Julliard, 1975, p. 30.
[3] André Tardieu, La Réforme de l’État, Paris, Flammarion, 1934.
[4] À l’exception de l’Association républicaine des anciens combattants (Arac), proche du PCF, qui appelle également à manifester le 6 février.
[5] Serge Berstein, op. cit., p. 53.
[6] C’est à l’initiative de travaux d’historiens étrangers, et notamment l’étasunien Robert Paxton et l’israélien Zeev Sternhell, qu’à partir des années 1970 la thèse de l’immunité française face au fascisme a été remise en question. Depuis lors, un débat historiographique oppose des chercheurs sur la caractérisation de ces ligues ainsi que des Croix de feu comme relevant ou non du fascisme. Dans la lignée des travaux de René Rémond sur les droites en France, des historiens tels que Serge Berstein, Pierre Milza ou Michel Winock continuent d’affirmer qu’il n’y eu pas de fascisme en France ou que celui-ci fut très marginal. Cette thèse est battue en brèche plusieurs historiens et politologues étrangers tels que Zeev Sternhell, Ernst Nolte ou Robert Soucy.
[7] Dès le 7 janvier, L’Action française, « l’organe du nationalisme intégral », titre « À bas les voleurs ». Le 9 janvier, l’Action française organise une manifestation et, un mois durant, ses troupes, notamment les Camelots du Roi, et ses militants étudiants maintiennent la pression.
[8] L’Action française du 6 février 1934.
[9] Rapport général fait au nom de la commission d’enquête chargée de rechercher les causes et les origines des événements du 6 février 1934, cité par Serge Berstein, op. cit., p. 69-70.
[10] Jean Vigreux, Le front populaire 1934-1938, Paris, PUF, 2011, p. 7.
[11] Danielle Tartakowsky parle de « capitulation de Daladier » ; Danielle Tartakowsky, « Archives communistes : Février 1934 – Juin 1934 », Cahiers d’histoire de l’institut de recherches marxistes, n° 18, Juillet-Septembre 1984, p. 31.
[12] Ibid., p. 32.
[13] Ibid., p. 33.
[14] Gilles Vergnon, L’antifascisme en France. De Mussolini à Le Pen, Rennes, PUR, 2009, p. 43.
[15] Serge Berstein, La France des années trente, Paris, Armand Colin, 1988, p. 105.
[16] Antoine Prost, Autour du Front populaire. Aspects du mouvement social au XXe siècle, Paris, Seuil, 2006, p. 43.
[17] Gérard Coste, « 1921-1936 : de la scission à la réunification », Les Utopiques, n° 5, juin 2017, p. 127.
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