unioncommunistelibertaire.org/…
1983 : Marches pour l’égalité et contre le racisme
La marche de 1983 « pour l’égalité et contre le racisme » constitue l’acte de naissance publique de ce qu’on appellera la « deuxième génération » d’enfants d’immigré·es. Les tentatives de récupération et / ou de casse de ces luttes imposeront la nécessité de construction de leur autonomie, enjeu toujours actuel.
Les marches des années 1980 ne surgissent pas dans un désert : à une première génération de militant·es né·es dans les luttes pour l’indépendance de leur pays, a succédé celle des travailleurs et travailleuses immigré·es qui fera son apparition lors de Mai 68, déclenchant la grande grève à Renault. La mémoire de leur participation sera invisibilisée au point qu’on parlera du « mai 68 des immigrés » pour la marche de 83, les dissociant de fait du récit commun.
Dans les années 1970, dans la foulée des premiers comités Palestine [1] se créé le MTA (mouvement des travailleurs arabes) qui déclenchera une grève générale contre les crimes racistes en 1973 (il sera accusé à l’époque de diviser les travailleurs) ainsi que les luttes des foyers Sonacotra en 1976. On relèvera également les révoltes des enfants de Harkis pour sortir des camps où on les a parqué·es et invisibilisé·es durant 20 ans, les luttes des populations antillaises contre le BUMIDOM (Bureau pour le développement des migrations dans les départements d’outre-mer), qui sera supprimé en 1981, accompagnées de victoires syndicales (obtention des congés bonifiés).
Si ces luttes sont encore celles des parents, les enfants né·es en France commencent aussi à s’organiser. Quand Abdelkader Lareiche est tué le 16 février 1980 à Vitry-sur-Seine (Val-de-Marne), une mobilisation des jeunes s’organise et aboutit à une grève des loyers. À coup d’initiatives notamment artistiques, des réseaux et circulations de Marseille à Paris se créent, ainsi que le journal Sans frontière. Ces jeunes s’aperçoivent que l’aspect le plus marquant qui les réunit est la question des crimes racistes et la confrontation avec la police. Après le « rodéo des Minguettes » les tensions perdurent dans la ville de Vaulx-en-Velin. Le 23 mars 1983 une descente de police aux Minguettes (ZUP créée en 1963 à cheval entre les communes de Vénissieux et de Saint-Fons, dans la banlieue sud de Lyon) tourne en affrontements. 11 jeunes lancent une grève de la faim et créent l’association « SOS avenir Minguettes », exigeant la rénovation du quartier.
La marche de 1983
En juillet, Toumi Jiajia, président de l’association se fait tirer dessus à bout portant alors qu’il essaie de dégager un jeune des crocs d’un chien policier. Il s’en sort miraculeusement. La préfecture et les médias allèguent la légitime défense du policier ! « D’agressé je suis devenue agresseur » répondra Toumi « le policer a tiré comme ça froidement sans sommation, et moi j’en ai marre des mensonges officiels » [2]. Avec l’appui de la paroisse du père Vincent Delorme, de réseaux protestants, de la Cimade et du journal Sans frontière ils en viennent à l’idée d’une marche non violente inspirée de celles de Gandhi et Luther King.
La marche part de la cité de La Cayolle à Marseille le 15 octobre 1983 après un hommage aux victimes du 17 octobre 1961. Elle prendra une dimension œcuménique. Certains marcheurs auront un discours plus radical mais de l’intérieur, dans un souci de « se côtoyer sans s’exclure », plus porteur que les appels au boycott de la marche considérée comme paternaliste par les plus radicaux ou par des antireligieux. De fait « il y aura plusieurs marches dans la dynamique de la marche » [3]. Plusieurs groupes accueillent les marcheurs à leurs étapes pour organiser des « forums justice ».
D’abord modeste, après l’arrivée à Lyon la marche s’amplifie, et l’on dénombre plus de 100.000 personnes à l’arrivée à Paris. Suite à l’alliance à Dreux de la droite et de l’extrême droite ainsi que l’effroi de la défenestration du jeune Habib Grizmi par trois militaires dans le train Bordeaux-Vintimille, le PS ralliera la marche et Mitterrand accueilli les marcheurs à l’Élysée. Parmi les victoires obtenues on notera la carte de séjour de 10 ans.
SOS racisme et la récupération
Mais le PS ne voit pas d’un bon œil ce sursaut antiraciste : la période est aussi celle des grandes grèves de l’automobile à PSA contre les licenciements, notamment celle de Talbot-Poissy où le syndicat patron, la CSL, aura organisé les ouvriers qualifiés blancs à casser la grève des ouvriers spécialisés immigrés, les agressant violemment au cri de « au four, à la Seine ». En raison de la revendication d’une salle de prière, Mauroy parlera alors de « grèves sainte chiite » [4] dont les revendications ne « font pas partie des réalités française », marquant l’acte de naissance de l’islamophobie contemporaine. L’état, actant de fait le « tournant néolibéral », sort de sa neutralité dans ce conflit social pour appuyer la restructuration à coup d’accusations culturalistes.
Les marcheurs et marcheuses de 1983 feront la jonction avec les travailleurs de Talbot, mais ils et elles ne seront pas suivi·es par le mouvement antiraciste traditionnel, prenant ainsi acte d’une volonté de la gauche de diviser les générations. Cela conduira à la nécessité de l’autonomie qui s’exprime lors de la seconde marche appelé « Convergence 84 ». Arrivé·es à Paris en mobylette, les marcheurs et marcheuses et les manfestant·es se voient distribuer des petite mains jaunes « touche pas à mon pote ». SOS racisme est créé pour déradicaliser le mouvement. Avec le concours de la LCR (Ligue communiste révolutionnaire), séduite par la construction d’un front anti-Lepen, le PS et Mitterrand propulseront médiatiquement SOS racisme, ce qui sera justement dénoncé comme une honteuse récupération.
La première marche sera rebaptisée « marche des beurs », ethnicisée et ses acteurs et actrices objectifié·es. On parlera durant ces années de « mode beur ». Pourtant les acteurs et actrices des marches de 1983 ont toujours refusé la communautarisation de leurs luttes, tandis que celle de 1984 réunissait enfants de nord africain·es, subsaharien·es, antillais·es et portugais·es...
Malik et Abdel « plus jamais ça »
Les luttes continuent, la « Coordination national de famille des victimes » se créée le 21 mars 1984. 14 familles se sont données rendez-vous devant le Ministère de la Justice place Vendôme à Paris, pour obtenir un rendez-vous avec le garde des Sceaux Robert Badinter. Quelques 200 personnes les accompagnent, un appel est lancé avec le concours de Dominique Grange pour que les familles soit reçues. Elles ne le seront jamais. Les mères entament des rondes elles se rebaptiseront les « folles de la place Vendômes » [5] et initieront d’autres rassemblement sur la place. Lors du deuxième, le 27 octobre 1984, elles insisteront sur le caractère sécuritaire de la majorité des cas, dénonçant l’idéologie des « circonstances atténuantes » qui l’accompagne. Elles se retireront découragées, les années suivantes.
[6]Avec le retour de la droite en 1986 et les lois Pasqua, les mouvements nés des marches tentent de se redynamiser après s’être divisés lors de la troisième marche « Divergence 85 ». Avec l’expulsion des 101 maliens de Rosny-sous-Bois le 18 octobre 1986, des grèves de la faims et des comités de soutien s’organisent. L’affaire cristallisera l’indignation de la jeunesse : les revendications d’oppositions au projet de loi Pasqua convergeront avec le mouvement étudiant contre la loi Devaquet et son projet d’université élitiste.
Une gauche qui méprise, une droite qui cogne
Le meurtre de Malik Oussekine dans la nuit du 5 au 6 décembre 1986, en marge de l’évacuation par les CRS de la Sorbonne occupée, marquera l’opinion. Le 10 décembre 1986, 1 million de personnes manifestent dans plusieurs villes au nom de « plus jamais ça », les brigades de voltigeurs motorisés (les ancêtres de la BRAV-M) sont dissoutes. Le meurtre d’Abdel à La Courneuve, le même jour que Malik, moins médiatisé, déclenche également une mobilisation populaire. Mais le comité se sentira boycotté par les étudiant·es.
Lors de la manif du 10 décembre, « ils devront jouer des coudes pour s’imposer à la tête de la manif avec leur banderoles "Abdel, Malik, plus jamais ça" » [7]. Prenant toutefois des contacts avec d’autres comités de familles, les amis d’Abdel s’opposeront aussi à la tentative de mainmise de SOS racisme et d’Harlem Désir sur les mobilisations. Le Comité Justice pour Abdel et les autres est créé, le meurtrier sera condamné à 7 ans de prison.
Un bilan au goût amer
Malgré des victoires certaines avec le recul des crimes racistes, les crimes sécuritaires ne cessent pas. Après les faux espoirs de la réélection de Mitterrand, la période de « beur-mania » prendre vite fin avec la première affaire du voile de 1989 à Creil : succède à la figure positive et sexualisée de la « beurette » intégrable la figure de la femme voilée intégriste inassimilable. S’en suivra la guerre du Golfe de 1991 et les déferlements racistes qui l’accompagnent, divisant les mouvements de l’immigration entre ceux voulant s’opposer à la guerre et ceux se taisant par clientélisme. Les années 1980, début de l’offensive néolibérale, connaîtront les licenciements massifs en banlieues, et le redéploiement de l’impérialisme français : répression des indépendantistes Kanaks, coup d’état contre Thomas Sankara, intervention au Liban , etc.
Durant toute la décennie,les immigré·es postcoloniaux et leur enfants français·es auront été un grain de sable dans la machine bien huilée de la classe dominante. Cette dernière tentant, au gré des rapports de forces, de les intégrer à leur agenda politique ou, au contraire, à les réprimer, tandis que s’imposait une nouvelle force politique, le Front national. Gauche et droite l’ont instrumentalisé, en faisant un épouvantail, tout en intégrant ses obsessions et ses éléments de langage [8]. Hier, l’articulation entre autonomie et alliance avec la gauche pour créer un rapport de force s’est imposée, elle cherche toujours ses contours aujourd’hui.
Nicolas Pasadena (commission antiraciste de l’UCL)
[1] « 1970, naissance des premiers comités Palestine en France », Alternative libertaire, n°303, mars 2020.
[2] Quotidien de Paris, 27 juillet 1983.
[3] Mogniss H. Abdallah, Rengainez, on arrive ! Chroniques des luttes contre les crimes racistes ou sécuritaires, contre la Hagra policière et judiciaire des années 1970 à nos jours, édition Libertalia, 2012.
[4] On est trois ans après la révolution iranienne, la France arme l’Irak contre l’Iran et combat les milices chiites au Liban, on est également deux mois après l’attentat du Drakkar à Beyrouth tuant 58 militaires français.
[5] Encouragées par une représentante du mouvement de solidarité avec les mères des disparu·es en Argentine appelé les « folles de la place de mai » (en fait l’Asociación Madres de Plaza de Mayo) dont le combat entamé en 1976 a marqué l’opinion internationale.
[6] Mogniss H. Abdallah, « Les mères de la place Vendôme (1982-1986) », Plein droit, 2007/1, n° 72.
[7] Mogniss H. Abdallah, Rengainez, on arrive ! Chroniques des luttes contre les crimes racistes ou sécuritaires, contre la Hagra policière et judiciaire des années 1970 à nos jours, éditions Libertalia, 2012.
[8] On se souvient encore de Laurent Fabius, alors Premier ministre, qui en 1984 ose dire que en 1984 que Jean-Marie Le Pen « pose de bonnes questions mais apporte de mauvaises réponses », c’est le début de la « lepénisation des esprits ».
Dans / S’informer / AL, le mensuel / Numéros de 2023 / AL de décembre est en kiosque !
Emily Fox likes this.