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1973 : Lip, vers une nouvelle légalité
Il y a cinquante ans, la lutte des Lip marquait les esprits. La « confiscation » du stock de montres le 13 juin, la remise en route de la production le 18 juin par les grévistes dans cette usine horlogère de Besançon déclenchait l’enthousiasme populaire à l’été 1973.
La manifestation du 29 septembre 1973, rassemblant 100 000 personnes en soutien aux Lip, en sera le point d’orgue. « Non aux licenciements, non au démantèlement » : les grévistes auront gain de cause (pour un temps) au début de l’année 1974. Cet article propose de revenir sur quelques traits saillants d’une lutte emblématique des années d’insubordination ouvrière [1].
« Au départ, l’objectif était tout simplement de garantir un “salaire de survie” à chacun […] ; étant bien précisé qu’il ne s’agissait ni d’autogestion, ni de coopérative ouvrière, vouées à l’échec en régime capitaliste » [2]. Ce sont les Lip elles et eux-mêmes qui parlent ainsi en juillet 1973 dans un appel imprimé à 150 000 exemplaires. Il s’agit bien pour les 1200 salarié·es de l’usine de Palente de trouver un repreneur assurant les emplois de toutes et tous, à Besançon. Pour autant, comme le dit le luxembourgiste Yvon Bourdet : « il n’en reste pas moins qu’on reste à la surface de l’événement lorsqu’on répète que chez Lip il s’agissait moins d’autogestion que d’autodéfense » [3]. Pourquoi ? Parce que si effectivement les Lip ne se conçoivent pas comme le point de départ d’une révolution socialiste – seule à même de faire advenir l’autogestion généralisée [4] – il y a bien des aspects de leur lutte qui s’y rapportent.
Lip c’est l’autogestion ?
D’abord dans son organisation : les Assemblées générales souveraines – hautement représentatives avec une moyenne de 450 participant·es ; les commissions tenues et animées par les grévistes ; l’articulation de tout cela avec les sections syndicales – et notamment celle de la CFDT acquise de longue date à l’auto-organisation et qui promeut ces pratiques depuis 1968 – et le Comité d’action. Le pouvoir appartient bel et bien aux travailleuses et aux travailleurs de Lip.
Ensuite par la remise en route de la production et l’éclatement du cadre usinier : travailler sans patrons porte un nom et il est bien difficile de ne pas y accoler celui d’autogestion. Lip inspire d’ailleurs bien d’autres grèves « productives » et l’imaginaire de l’autogestion est alors porteur. Ainsi les ouvrières de l’usine textile Cousseau de Cerizay, dans les Deux-Sèvres, financent leur grève le même été en fabriquant elles-mêmes des chemisiers PIL, Populaires Inventés Localement – une référence explicite à Lip. Elles se distinguent aussi par la création de chansons. L’une d’elles proclame : « Sans chefs et sans patron, vive les ouvrières / sans chefs et sans patron, vive l’autogestion ».
Une lutte féministe ?
Si la moitié des effectifs du site de Palente est féminin, près de 77 % des postes d’OS (Ouvrièr·es spécialisé·es) – les moins qualifiés, les plus mal payés et aux conditions de travail les plus dures – sont occupés par des femmes. Si on retranche des effectifs de Lip ceux des cadres, globalement absents de la lutte, les femmes sont même majoritaires dans l’action.
On le voit d’ailleurs dans les manifestations, lors des Assemblées générales, dans les commissions, où, de toutes les générations, elles sont présentes et actives.
Pourtant quand l’hebdomadaire Politique Hebdo (de sensibilité d’extrême gauche), veut mettre en avant la grève dans son édition du 28 juin 1973, il titre en Une : « Lip, c’est eux ». La photographie illustrant la couverture, prise pendant une AG, montre onze Lip qui y assistent… dont neuf sont des femmes. Ces questions de représentation sont-elles absentes des préoccupations de l’époque ? Les femmes de Lip voient bien que leurs délégués syndicaux, les « leaders » sont des hommes – à l’exception notable de Noëlle Dartevelle de la CGT. Monique Piton, secrétaire et gréviste, le dit carrément à la caméra de la vidéaste Carole Roussopoulos [5], et ce dès août 1973 : elle aimerait qu’on dise « elles et eux » en parlant des Lip. Des militantes féministes viennent à Lip, participent et contribuent aux échanges et aux prises de conscience de celles qui se battent.
Mais c’est surtout, le comité d’action, par sa structuration plus souple, moins soumis aux hiérarchies traditionnelles et aux « habitudes », qui va permettre aux femmes de Lip de prendre une place accrue dans le mouvement : Fatima Demougeot, Alice Carpena, Monique Piton… s’y forgent l’assurance de leur droit à lutter et à décider.
À la fin de la lutte, un groupe Femmes naît dans l’usine. Il publie en 1975 – avec le soutien de la section PSU de Besançon – une brochure, Lip au féminin, qui dénonce les travers patriarcaux de la lutte. Elle sera diffusée largement et traduite en plusieurs langues. Le groupe Femmes n’en devra pas moins s’imposer face à des syndicalistes hommes qui ont du mal à comprendre ce qu’ils voient, sans grande surprise, comme une « division ». Il se tient pourtant à distance du mouvement féministe organisé et la sociologue Lucie Cros estime qu’il serait « plus juste de parler à propos du groupe-femmes de Lip de “féminisme silencieux” » [6].
Les gauchistes : comme des poissons dans l’eau ?
Dans ce qui oppose les sections CGT et CFDT de l’usine il y a la place laissée aux « gauchistes ». La CGT s’y oppose farouchement, quand la CFDT – et particulièrement Charles Piaget – estime non seulement que les gauchistes peuvent bien parler aux grévistes, mais aussi leur dire des choses intéressantes ! Pour autant, il n’y a pas de présence de groupe d’extrême gauche au cœur de l’usine [7]. Quelques expériences fulgurantes d’établissement tout au plus. À Besançon on compte une section de la Ligue Communiste, une autre de Révolution ! (une scission de la Ligue). Révolution ! s’est donné pour objectif de « parler » au comité d’action.
La Ligue communiste met ses réseaux de la Quatrième Internationale à contribution. Les maoïstes, comme celles et ceux de la Gauche prolétarienne, sont perdu·es : bien sûr ils et elles soutiennent le mouvement, mais qu’il se soit déclenché et se déploie avec tant d’audace sans le concours d’aucune avant-garde est un mystère insondable à leurs yeux. Les militant·es de l’Organisation révolutionnaire anarchiste, l’ORA, ne jurent que par les AG souveraines et l’autogestion des luttes comme prélude à celle de la société : Lip coche toutes les cases. Tout le monde vend des montres en soutien aux grévistes et diffuse Lip-Unité, leur journal. Il y a certes des sceptiques (voir plus) : Lutte ouvrière et les trotskystes lambertistes de l’AJS-OCI se tiennent à distance de cette « autogestion » vue comme un faux-nez des réformistes, mais il est difficile d’ignorer une telle lutte.
Libération, tout jeune quotidien qui vient de commencer à paraître, animé par des maoïstes et des anarchistes, prend fait et cause pour les Lip. L’hebdomadaire Politique Hebdo, déjà cité, de même. Et le 29 septembre à Besançon, près d’un tiers de la manifestation est composée de cortèges d’extrême gauche : au moins 30 000 personnes donc.
Une organisation et un « groupe » se distinguent. Il s’agit d’abord du PSU, le parti de Charles Piaget et Roland Vittot, les deux délégués CFDT les plus en vue. Petit parti de 10 000 membres, il a adopté l’année précédente une orientation autogestionnaire et révolutionnaire adossée à une stratégie fondée sur le contrôle ouvrier. Lip en est l’expression parfaite pour ses militant·es qui se dépensent sans compter dans la popularisation de la lutte. D’autant que la section PSU de Besançon – pour laquelle Charles Piaget était candidat aux législatives de mars 1973 – est bien implantée, avec près d’une centaine d’adhérent·es actives et actifs.
Et puis il y a le groupe des Cahiers de Mai. Cette publication, née en 1968 et dédiée à la parole ouvrière, sans lien partisan particulier, s’appuie sur un groupe militant dont c’est le principal investissement [8]. Plusieurs de ses membres, dont l’un de ses fondateurs, Daniel Anselme, viennent vivre à Besançon. Le groupe des Cahiers de Mai se met littéralement à disposition des Lip, aide notamment à la confection de Lip-Unité – outil inestimable de la lutte [9] ; à la réalisation du film des grévistes aussi. Ce rôle de « complice » d’une action ouvrière autonome est certainement celui qui aura été le plus compris et apprécié des Lip.
Des grévistes radicalisé·es ?
Il est difficile de parler de radicalisation des Lip tant l’ensemble de la période s’y prête. La violence n’a toutefois pas été la plus remarquée, à la différence de la grève du Joint français l’année précédente [10]. Elle est là pourtant. Lorsque les CRS investissent l’usine de Palente occupée par les grévistes le 14 août et les en délogent, la réponse est immédiate. Certes il y a une manifestation de solidarité en ville, mais aussi des affrontements aux alentours de l’usine auxquels des Lip prennent part.
La question de la reprise « militaire » de l’usine sera d’ailleurs évoquée dans des cercles d’extrême gauche à l’occasion de la préparation de la marche du 29 septembre… mais sans que ce scénario ne soit retenu par les Lip. Non que la « violence » soit un problème, mais il s’agit de doser ce qui apparaît comme à la fois possible, suffisamment légitime et acceptable pour conserver le soutien populaire.
La radicalité des Lip se mesure en réalité à la brèche ouverte par leur lutte, qui conteste l’ordre capitaliste au point de dessiner une « nouvelle légalité » [11] : ouvrière, populaire, démocratique… et donner pour perspective un monde qui changerait ainsi de base, « puisqu’on vous dit que c’est possible » [12].
Théo Roumier
Chronologie
17 Avril 1973 : dépôt de bilan de l’entreprise Lip. En AG, une baisse des cadences est décidée.
5 juin : l’usine est occupée par les ouvrièr·es.
12 juin : les administrateurs provisoires sont séquestrés. Découverte d’un plan de licenciements massif. Dans la nuit, « mise à l’abri » du stock de montres.
18 juin : remise en route de la production sous contrôle des grévistes.
27 juillet : 200 Lip participent au rassemblement du Larzac.
2 août : première paie ouvrière.
14 août : les CRS investissent l’usine.
20 août : début des négociations avec Giraud, l’émissaire du gouvernement.
29 septembre : Manifestation nationale de 100 000 personnes à Besançon.
12 octobre : l’AG des Lip rejette très majoritairement le plan Giraud, soutenu par la CGT, mais pas par la CFDT et le Comité d’action.
24 décembre : dernière paie ouvrière (la sixième).
30 janvier 1974 : un accord est trouvé et signé à Dôle : l’ensemble des Lip sera réembauché progressivement jusqu’à la fin de l’année.
[1] Pour un récit synthétique : « Il y a 40 ans : Lip, Lip, Lip, hourra ! », Alternative libertaire n°229, juin 2013 et Charles Piaget, On fabrique, on vend, on se paie. Lip 1973, Syllepse, 2021.
[2] « Lip en lutte s’adresse à tous les travailleurs », juillet 1973 – reproduit dans l’anthologie Lip vivra ! 50 ans après, ce que nous dit la lutte des Lip, Syllepse, 2023.
[3] Yvon Bourdet, « Le conflit Lip. On fabrique, on vend, on se paye », Critique socialiste, revue théorique du PSU, n°17 de mars 1974 – en ligne sur Gallica.
[4] Autogestion et révolution. Charles Piaget, interventions, 1974, éditions du Croquant, 2022
[5] Carole Roussopoulos, Monique – Lip I, court-métrage documentaire de 25 minutes, 1973 – disponible auprès du Centre audiovisuel Simone de Beauvoir.
[6] Lucie Cros, « Des pratiques émancipatrices aux prises avec les normes de genre et de classe. Le cas du groupe-femmes de Lip », Cahiers du Genre n°70, octobre 2021 – en ligne sur le portail Cairn.
[7] Anouar Khaled, « Lip, l’action de l’extrême gauche », Politique Hebdo n°100 du 25 octobre 1973 – article reproduit dans l’anthologie Lip vivra !, op.cit.
[8] On peut consulter la collection complète des Cahiers de Mai (1968-1974) sur le site archivesautonomies.org.
[9] Guillaume Gourgues, Georges Ubbiali (dir.), Lip-Unité (1973-1974). Écrire en luttant : les ouvrier·es de Lip et leur journal, Syllepse, 2023.
[10] « 1972 : Au Joint français, la colère bretonne », Alternative libertaire n°327, mai 2022.
[11] « La nouvelle légalité », éditorial de Guerre de classes, journal communiste libertaire, n°6, octobre 1973 – consultable sur le site archivesautonomies.org.
[12] Chris Marker, Puisqu’on vous dit que c’est possible, moyen-métrage documentaire, 47 minutes, 1973.
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